Folie

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Au bout d'une semaine de marche, je ne sentais plus mes pieds. Mes semelles étaient trouées, j'avais des ampoules sous les pieds et j'en étais réduite à marmonner à moi-même pour ne pas sombrer dans la folie. Le silence me paraissait insupportable.

Le soleil qui m'avait paru rassurant me brûlait le crâne et j'avais l'impression que mon cerveau cognait pour sortir. L'eau devenait une denrée rare.

Je remplissait mes bouteilles aux stations-service, ou buvait de l'eau de mer bouillie, mais le sel me déchirait la gorge.

Le bitume qui m'avait paru agréable au début répercutait le choc de mes chaussures sur mes jambes et mon dos, me faisant souffrir le martyr. Pour autant je ne pouvais marcher dans les herbes hautes bordant la route car elles étaient infestées de serpent, tiques et autres sales bêtes, et je n'avais aucune envie d'être infectée ou envenimée aussi loin d'une ville et sans trousse de soins.

Aucune voiture ne passait, j'étais désespérément seule. De toute façon j'étais repoussante, avec mes vêtements en lambeaux, mes cheveux gras et crépus et je puais à faire fuir les vautours qui avaient tenté de me suivre -j'avais vraiment l'air mourante je crois- et qui étaient vite partis.

Le caissier de la dernière station-service où j'étais entrée m'avais regardé tellement mal que je m'étais vite sauvée, le rouge aux joues. J'avais comme honte de moi, de mon périple. Cinq minutes plus tard, je me hurlais dessus toute seule, me traitant de conne. J'étais une survivante, je devais être fière et forte.

Malgré tout, j'avais déjà traversé plusieurs États, évitant avec application les contrôles de police occasionnels, même rares. Mes pensées n'étaient fixées que sur une chose : New York.

Le chemin était encore long et parfois, lorsque le soleil était trop brûlant, je me mettais à péter un câble. Je voyais -délirais- Eric, mon caporal, me pointer du doigt en me disant : « C'est ta faute ! Pourquoi tu n'es pas morte avec nous ? »

Et moi je répétais, je répétais : « Je sais pas, je sais pas... » Et je me mettais à courir, pour échapper au doigt accusateur d'Eric.

Enfin, à bout de forces, je me jetais à genoux sur la plage que je longeais, l'eau fraîche venant m'arroser, me calmer et me sortir de ce cauchemar. L'horreur, quand cette situation se produisait, c'était de remonter la pente raide de la falaise pour rejoindre la route. Je ne me souvenais jamais de comment je l'avais descendue sans me briser les os.

Mes membres n'en pouvaient plus. Dès que je trouvais un arbre bien feuillu je m'endormais à son ombre, mais me réveillais toujours en sursaut, avec des sueurs froides et des frissons.

J'avais capturé une perdrix et l'avait dévorée deux jours auparavant.

Je ne savais pas depuis combien de temps je marchais, des semaines, des mois ou des années, mais j'avais observé que les jours s'allongeaient et les températures augmentaient. L'été allait bientôt arriver, et avec lui sa chaleur caniculaire, étouffante et meurtrière.

Je crois que je devenais tarée. Je parlais à des personnes imaginaires et à moi-même, et mes propos n'avaient aucun sens. Parfois, je me demandais pourquoi je continuais à marcher, et puis la volonté de vivre reprenait le dessus, m'obligeant à avancer toujours plus loin sur la route. Je continuais à perdre les pédales.

Quelques semaines de ce rythme plus tard, je vis au loin briller une ville d'acier immense, et un nom s'imprima dans ma tête : New York. Enfin ! J'y étais !

Je me mis à courir avec la force du désespoir, me faisant klaxonner par les voitures de plus en plus nombreuses aux abords de la ville.

Je m'engouffrais tête baissée dans les rues, hagarde. Les passants se retournaient sur mon passage, s'écartaient en voyant mon apparence repoussante et en sentant mon odeur horrible. Ils grimaçaient de dégoût, de répulsion instinctive, et des gosses riaient de mon apparence en me pointant du doigt.

J'entendais des gens crier, me gueuler dessus, me dire de dégager. Certains appelaient la police, ou les services sociaux, pour m'arrêter.

Moi, je ne voyais rien d'autre que les formes floues des voitures jaunes, la masse mouvante des passants et les tours tremblantes au bord de ma vision qui s'assombrissait aux coins, m'empêchant de prendre les bonnes routes, m'empêchant de me repérer et de réfléchir correctement. La panique me gagnait petit à petit, rongeant ma raison comme la gangrène.

Je déboulais sur une avenue et plusieurs voitures se rentrèrent dedans en voulant m'éviter. Je m'en foutais. Je cherchais simplement de l'aide, de la nourriture, de l'eau.

Une immense tour scintillante se dressa en face de moi comment le Sauveur se dresse devant les fidèle, et bien que je croyais pas en un quelconque dieu, je fus éblouie. Je n'hésitais pas une seconde et y couru, attirée comme un papillon de nuit d'une lumière. Le gigantesque « A » brillant en haut me rassurait, en quelque sorte.

J'arrivais au pied du bâtiment, et me mit à tambouriner comme une cinglée sur la porte vitrée qui resta close.

Une voix métallique me demanda posément :

« Veuillez cesser de frapper cette porte et décliner votre identité. »

Je crois qu'à ce moment là j'avais oublié comment parler, parce que j'avais mugis. Comme une vache folle à l'agonie. J'avais hurlé des sons désarticulés en frappant le verre renforcé de mes pauvres poings, et peu à peu ma force s'envolait. Mes réserves d'énergie s'épuisaient, et moi aussi.

Des larmes désespérées se sont mises à couler sur mes joues, à dégouliner dans mon cou, et je continuais à gueuler.

La porte s'est ouverte et j'ai essayé d'entrer, mais deux mains puissantes m'ont saisies les épaules, me les broyant, me faisant mal.

J'ai hurlé et essayé de me débattre, mais un coup dans la nuque fit tomber un voile noir devant mes yeux et je sombrais.

La Soldate Volume 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant