Segment 6

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 Le repaire du mage était creusé dans la roche. Aknéog avait installé Aros sur une table en pierre noire oblongue au centre d'une pièce ronde dont le plafond était couvert de suie. Depuis plusieurs haris, ses mains allaient et venaient le long du corps du jeune hioum, irradiant une lumière tantôt orangée, tantôt bleue, pourpre ou blanche. Son visage soucieux, éclairé par les flammes de l'âtre, luisait légèrement et reflétait une concentration intense.

Amelle allongée sur un divan, recouverte d'une épaisse fourrure brun clair, l'observait du coin de l'œil. Elle ne l'avait entendu prononcer aucun mantra, et pourtant sa magie opérait, et cela ne laissait pas de l'intriguer.

Aros était livide.

Le jeune moine fut soudainement secoué d'une série de spasmes puis cessa tout mouvement. Aknéog ouvrit grand les yeux en écartant brutalement ses mains, puis tomba à genoux.

Il n'avait rien pu faire, et son échec lui fendait le cœur. Son propre neveu venait de mourir sous ses mains. Il revit le jour où il avait recueilli le tout jeune enfant dans la maison de ses parents disparus. Puis, les cinq années qu'il avait passées à l'élever et le chérir comme s'il avait été le sien, avant de le confier aux bons soins des moines d'Argil.

Amelle, saisie d'un sombre pressentiment, se redressa « Aknéog ? Comment va-t-il ? »

Un long silence s'étira, ponctué seulement par les crépitements du feu. Le vieux mage se releva difficilement, s'appuyant sur les bords de la table. Il jeta un regard impuissant sur Amelle, tandis que ses yeux s'embuaient « Je suis désolé... A... Aros est mort. »

Emplis d'une profonde tristesse, ils veillèrent le corps du jeune hioum pendant toute la nuit, psalmodiant, la gorge serrée, les incantations et les chants funéraires rituels.

Un peu avant l'aube, Aknéog s'absenta un long moment, laissant Amelle à son chagrin, puis revint enfin.

Ils emportèrent le corps jusqu'au bûcher que le mage avait dressé non loin de la Dent, et, quand Luz et Candl dardèrent leurs premiers rayons roses et dorés sur le visage d'Aros, Aknéog ferma les yeux, et le bûcher s'enflamma instantanément. La fumée brune montant, telle un voile funèbre, dans l'azur de ce triste jour naissant.

Ils restèrent au pied du bûcher jusqu'à ce que le bois, consumé, ne fut plus que cendres et charbon fumant ; poussière, comme l'être qu'ils avaient tant aimé. Amelle, serrant plus fort la main du mage qu'elle tenait depuis le début, se tourna vers lui « Aknéog, Luz et Candl sont hauts dans le ciel maintenant. Aros et moi étions poursuivis. Je crains que ceux qui étaient après nous, nous aient certainement repérés à présent... » Le mage, les yeux rougis, acquiesça « Oui, tu as raison. Mais, ne t'inquiète pas, je savais cela... Nous avons des choses à faire. Rentrons. »

Ils redescendirent jusqu'à l'entrée de la grotte au pied de la Dent, et s'y enfoncèrent.

À moins de dix hombles de là, les douze chevaliers Torguls menés par leur seigneur Ongfast Latem talonnant violemment son hydre rubis, fendaient l'air glacé au-dessus des montagnes blanchies en direction de cette colonne de fumée qu'un de leurs nombreux espions ailés avait repérée un peu plus tôt dans la matinée. Derrière eux, une centaine de drax éparpillés suivaient comme ils pouvaient, l'allure folle de leurs maîtres. Au sol, loin derrière eux, une troupe de cinquante Berks, guidés par un drax, fermait la marche au pas de course à travers la forêt enneigée.

Les yeux d'Ongfast Latem, deux boules noires cerclées du vert glauque de ses orbites ravinées, brillaient d'une lueur féroce et impatiente. Bientôt, le dernier obstacle à l'éternité de son règne aurait disparu. Il arracherait lui-même le cœur de cette hioume avant de le dévorer. Il lâcha un long hurlement guttural.

Leurs pas résonnaient dans le corridor rocheux.

Aknéog mena Amelle jusque dans une salle circulaire dont l'entrée était fermée d'une simple tenture pourpre. Au sol, s'étalait un mandala géant, gravé dans la roche, qui laissait voir d'étranges runes que la lumière des trois torches fixées aux murs rendait mouvantes.

La jeune hioume s'inquiéta « Il n'y a aucune porte chez toi ?

- Non. À quoi pourraient-elles servir ? Les seules portes qui existent sont dans l'esprit.

- Ah... Mais, quand même, je ne suis pas sûre que tu te rendes bien compte...

Aknéog l'interrompit, et lui désigna un emplacement sur le mandala « Assieds-toi ici, et ne t'inquiète pas. Il nous reste un peu de temps avant qu'ils n'arrivent. »

Il s'installa au sol, jambes croisées, en face d'elle « Ferme les yeux, et ne les rouvre pas avant que je te l'aie dit. Et maintenant, vide ton esprit de toute pensée. »

La Dent apparut enfin à la horde lancée à la poursuite d'Amelle. Un rictus atroce déforma le visage couturé d'Ongfast Latem. Il fit décrire un large cercle à son hydre rubis autour du pic rocheux au flanc duquel fumaient encore les cendres du bûcher, et plongea en direction de la petite entrée de la grotte.

La jeune hioume faisait de son mieux pour ne pas penser, mais, les images des derniers événements se bousculaient sans cesse dans son esprit, avec en plus, l'angoisse suscitée par la menace pressante des Torguls.

La voix d'Aknéog résonna doucement aux oreilles d'Amelle « Aie confiance Amelle. Observe simplement l'air qui entre et sort de tes narines. Concentre-toi uniquement sur cela. »

Déformé par l'écho du couloir, un cri lugubre leur parvint à travers la tenture.

« Concentre-toi Amelle, reprit le mage d'un ton pressant. Je ne puis rien faire tant que des pensées surgiront dans ton esprit ! »

De nouveaux sons inquiétants leur parvinrent.

Amelle, tenaillée d'angoisse commença à réciter mentalement un mantra d'apaisement. Aknéog l'interrompit « Pas de mantra Amelle, aucune pensée. Concentre-toi. Sur le souffle de l'air qui entre et sort de tes narines. Concentre-toi.

- Je n'y arrive pas.

- Tu dois y arriver, sinon nous périrons tous les deux... Observe simplement les sensations autour de tes narines. L'air froid qui entre, l'air chaud et humide qui sort. Ne fais que cela. Concentre-toi uniquement sur cela. Observe. Observe... »

Un nouveau cri, horriblement effrayant et puissant résonna. Mais, cette fois, Amelle, enfouie au plus profond d'elle-même, n'y réagit pas.

Observant, observant toujours l'air qui entrait et sortait, entrait et sortait.

Sa respiration se fit de plus en plus légère, ténue jusqu'à devenir un fil. La voix d'Aknéog fit doucement vibrer son tympan « Oui. C'est bien. Continue. Observe les sensations, observe... aucune pensée. Sois pure attention... »

Amelle, sentit peu à peu chaque cellule de son corps entrer en vibration, puis fut soudain parcourue par une puissante vague d'énergie qui la balaya de la tête aux pieds, avant de remonter jusqu'au sommet de son crâne.

Calme absolu.

Amelle profondément absorbée, détendue, s'était parfaitement unie à elle-même.

Consciente de chaque cellule de son corps, de l'énergie qui se renouvelait sans cesse, et parcourait toutes les particules sub-atomiques de chacun de ses atomes.

Une infinie quiétude la baignait.

Aknéog, soulagé, avait rouvert les yeux, et observait la jeune hioume d'un regard bienveillant.

Plus aucun son ne résonnait dans le couloir. Au bout d'un moment, le mage se leva sans bruit, et sortit de la salle circulaire.

Un léger souffle tiède et parfumé embaumait l'air de la grotte.

Au bout d'un moment, Amelle, intriguée par la température de l'air et les senteurs qu'il transportait, rouvrit les yeux.

Aknéog avait disparu.

Elle reprit peu à peu contact avec son corps, puis se leva précautionneusement, et jeta un long regard circulaire sur la salle. Tout était pareil, mais semblait différent. Le mandala s'étendait toujours sous ses pieds autour d'elle, mais quelque chose avait changé.

Elle se dirigea vers la tenture.

AmelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant