IV

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Navarre, Tafalla, 1234.

Ce retour aux sources fut d’un grand repos pour la femme, toujours endeuillée, qui passa le plus clair de son temps dans ses jardins privés à méditer ou bien prier. Elle se sentait corrompue au plus profond de son âme et désirait se débarrasser de l’aura salissante dont elle était persuadée d’avoir été teintée durant son séjour à la cour de Navarre. Et ce fut en pleine retraite spirituelle que la vicomtesse fût avertie quant à la découverte d’un corps inerte aux portes de la ville. Le pauvre homme semblait être vraisemblablement de haute naissance, un chevalier à en croire sa tenue. A sa vue, la femme pourtant pieuse s’éprit de son irrésistible chevelure dorée et de ses traits si nobles. Elle se résolut à s’occuper de lui jusqu’à ce qu’il allât mieux ; elle tint cette promesse et, bien avant qu’il ne se fût rétabli, madame de Tafalla avait acquis pour lui une inclination des plus brûlantes. Elle s’en rendit compte avec horreur et dégoût et, ne supportant pas de ne plus être maîtresse d’elle-même, se fit violence en s’enfermant une fois de plus dans son esprit. Cela dura un certain temps, le temps que le chevalier reprît ses esprits et désirât rencontrer celle qui l’avait sauvé des griffes de la mort. Sa méfiance bien fondée se retrouva totalement submergée par l’élégance de ce preux chevalier, si bien qu’elle se retrouvât à le fréquenter pendant longtemps. Il lui redonnait goût à la vie, ils parlaient tous deux de littérature et de musique ; comme elle l’avait fait en compagnie de son mari il fut un temps. Ce commerce pourtant innocent n’éteignit pas la passion de la vicomtesse qui, pleine de bon sens, se garda bien de laisser transparaître une quelconque attirance pour ce charmant jeune homme. Elle se sentait renaître, comme si le monde s’ouvrait de nouveau à elle après la perte de sa sœur et de son fils. Bien qu’elle fût profondément amoureuse, lui, en revanche, ne semblait pas partager cette amour. Il voyait en elle une amie très intime en qui il avait une confiance totale et à qui il devait sa vie. Paradoxalement cette ardeur non partagée ne l’accabla pas du tout, au contraire, elle permit à la noble de ne pas sombrer et de ne pas céder à la tentation. Mais elle fut tout de même vexée que le chevalier restât insensible à sa beauté adulte. Madame ne l’apprit que plus tard mais le cœur appartenait déjà à quelqu’un d’autre. Elle admira cette dévotion pourtant cela lui rappela cruellement comment son époux l’avait remplacée.
Qu’elle ne fut sa surprise quand, des mois après son retour, le vicomte arriva à l’improviste. Il désira s’entretenir avec elle urgemment à propos d’une affaire de la plus haute importance. Son conjoint était ici pour rassembler les soldats et partir combattre les anglais à la frontière nord sur ordre du roi. Elle l’écouta avec une plénitude froide déblatérer quant aux profits dont ils pourraient bénéficier s’il devenait un héros de guerre puis, quand il eut terminé son discours, elle lui demanda avec amertume :
« Puis-je vous demander pourquoi venez-vous me conter tout cela ? De femme je n’en ai que le titre honorifique puisqu’il me semble que cette fille de baron a dérobé ma place dans votre cœur depuis fort longtemps.
— Vous seule m’avez retenu loin de votre cœur à la suite de ce désagrément madame, je n’allais tout de même pas rester là, la bouche béante, à vous attendre éternellement, répondit-il sur le même ton.
— Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire monsieur, je vous remercie humblement de m’avoir fait part de vos projets et je vous souhaite sincèrement leur aboutissement. Maintenant je désirerais me reposer si vous me le permettez », le congédia-t-elle.
Faisant face à un mur de glace, monsieur de Tafalla n’eut aucun autre choix hormis partir à la guerre en sachant la profonde rancœur que lui portait son épouse. Cette brève altercation eut pour conséquence de bouleverser la dame qui pleura pendant toute la nuit. Son ami passa le jour suivant à tenter de la conforter mais il en fut incapable malgré toute l’affection qu’elle éprouvât à son égard. Et lorsqu’elle fut remise de cette affliction, son ahurissement fut décuplé quand elle reçut, bien après, la visite du roi de Navarre tard dans la nuit. Il la trouva dans ses appartements pour lui apprendre une nouvelle importante : le décès fortuit de son mari. Sur le coup elle n’éprouva aucune peine face à cet évènement et elle remercia le souverain de cette annonce désintéressée ; mais elle était loin du compte, le monarque, profitant de son récent veuvage – et donc son excuse n’étant plus valable – tenta de la soumettre à ses désirs. Se heurtant à un refus obstiné de sa part, il n’eut pas la force de résister à son obsession et abusa de la pauvre femme plusieurs fois dans la même nuit. Il la quitta à l’aube, ravagée et déshonorée par cet amour malsain, puis, devant les interrogations des domestiques, justifia les hurlements de la vicomtesse par son chagrin intense.
Son feu mari ne possédant plus de famille proche ou lointaine, madame de Tafalla hérita elle-même de ses titres et de ses terres. Son peuple l’aimait, bien qu’elle fût de base une étrangère, et voyait en elle une femme très forte qui s’était retrouvée face à une destinée accablante. Malheureusement pour elle, la belle avait commencé à perdre la raison suite à cette intrusion du roi et ce lui fut comme un coup de grâce lorsqu’elle se rendit compte qu’un enfant grandissait dans son corps. Ce bruit remonta aux oreilles du père qui, avec une extrême obligeance, la rassura grâce à une lettre lui assurant que l’enfant serait considéré comme appartenant officiellement à son défunt conjoint. Refermée sur elle-même, la malheureuse qui était en proie à des crises de folie ne sortit plus une seule fois dehors pendant sa grossesse et une nuit, souffrant de violente douleur dans le bas-ventre qui lui rappelait son expérience passée, elle donna naissance à un magnifique garçon en pleine santé. Elle vit son fils comme une preuve physique de son malheur, ce qui eut raison d’elle. La vicomtesse rendit l’âme peu de jours après dans une extrême beauté. Cette ravissante personne, qui eut été promise à une vie prospère de par son physique, sa vertu et sa naissance, se serait éteinte beaucoup plus tard et bien plus heureuse si elle n’avait pas croisé le chemin d’hommes indignes de sa confiance.

La vicomtesse de TafallaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant