Chapitre 1

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Chapitre 1


L'obscurité des lieux rongeait les murs, envahissant la pièce de son voile épais et accablant qui renfermait les malheurs les plus funestes du jeune homme. Cette noirceur opaque qui s'élargissait au fil des minutes semblait nourrir la peine qu'il s'épuisait à refouler, le torturant davantage s'il en eut été possible. Le ciel grisâtre dont la faible lumière parvenait à pénétrer les volets délabrés, lui permettait de distinguer les quelques meubles usés qui régnaient seuls dans le salon ébréchés. Immobile, assis sur le plancher ternis par le temps, il fixait cette photo dont la surface de verre était fendue d'une entaille profonde. Ses yeux rougis et enflés ne parvenaient à se détacher de ces visages radieux profanés par la crevasse de la vitre brisée. Un soupir de désespoir fendit l'air tandis qu'il tournait lentement le visage vers l'horloge imposante. Celle-ci reflétait la faible luminosité qui traversait la fenêtre, aveuglant légèrement le malheureux. Tic Tac. Le temps semblait s'écouler mollement, nullement pressé de laisser apparaître les premières étoiles dans un ciel obscur. Tic Tac. Les secondes défilaient avec douceur, ne voulant effacer trop rapidement les fléaux des cœurs brisés.

« Avec le temps tout passe » Lui avait-on dit.

Seulement, fallait-il encore que le temps passe. Tic Tac. Les minutes paraissaient longues et gênées par un obstacle obstruant son passage. Un nouveau soupir franchit la barrière de ses lèvres tandis qu'il reposait les yeux sur la photo amochée. Il la haïssait. Du plus profond de son être, du plus profond de son âme, il la détestait. Il en venait même à se demander s'il l'eut aimée un jour. Mais cela n'était qu'évidence. Il l'exécrait pour son amour fou qu'il s'était épuisé à lui démontrer. Un frisson de colère traversa son corps meurtris lorsqu'il songea à son enfant qu'elle portait égoïstement depuis quelques mois, et qu'il ne verrait sans doute jamais. Il n'assistera pas à sa naissance, il ne le tiendra jamais dans ses bras, il ne se nommera jamais « papa », il ne sera jamais rien pour ce petit être qui grandira loin de lui, vivant dans l'ignorance de son existence. Il jeta violemment le cadre qui heurta le mur en face de lui, se brisant davantage et percutant le sol dans un bruit sourd qui résonna longuement dans la pièce silencieuse. Le silence. Sa simple présence étouffante lui rappelait à quel point il était seul et malheureux. Le bruit régulier de sa respiration, du vent tapant contre ses volets, et des voitures défilants dans les rues ne suffisaient pas à le dissiper. Il était là, toujours là, tout comme sa profonde peine qui semblait parfois dispenser son corps d'oxygène.

Il grimaça en sentant cette douleur familière s'enflammer vers sa joue. Il n'avait eu le courage de regarder son reflet dans un miroir, il savait très bien qu'il avait gravement été amochi. Mais l'intense souffrance qu'il percevait le long de son corps, figeant chacun de ses membres, n'était guère aussi suffocante que celle qui torturait son cœur à chaque battement.

Après un énième soupir, il se leva lourdement, et écarta les volets usés pour observer la rue qui sombrait peu à peu dans l'obscurité. Les lumières de la ville scintillaient ci et là, contrastant avec la noirceur de l'extérieur tel un ciel étoilé. Les éclats de voix jaillissaient de part et d'autre de l'allée, et il pouvait distinguer les rires enjoués des jeunes trainant tardivement dans les rues. Il contempla les nouveaux couples s'asseoir à la terrasse de restaurants chics, les commerçants fermer boutique, les passants déambuler entre les piétons, les voitures circuler de manière répétitive et hypnotisante. Il appréciait ces moments où il observait sagement le monde s'activer, caché dans son appartement où nul ne pouvait le déranger. La sonnerie de l'horloge le fit légèrement sursauter, et il se retourna lentement pour constater qu'il était déjà l'heure. D'un pas las et désespéré, il se dirigea vers la porte, saisissant au passage son manteau sale et déchiré. Il descendit lentement les vieux escaliers en mauvais état, à l'image de son immeuble abîmé par le temps. L'air frais lui caressa délicieusement le visage lorsqu'il se retrouva à l'extérieur de sa modeste mais précieuse cachette. Il marcha difficilement, traînant presque son corps au travers des rues. Les mains dans les poches, le visage caché par l'ombre que prodiguait sa capuche, il se rendait vers cette même destination pour la quatrième fois de la semaine. Et après presque une heure de marche, il s'arrêta à l'angle d'un café, prenant soin de ne pas se montrer. Il fit légèrement dépasser son visage du mur afin qu'il puisse avoir une vue d'ensemble sur la scène qui se répétait inlassablement chaque soir. La même sublime voiture neuve se garait en face de l'immense immeuble de marbre. Un jeune homme élégamment vêtu d'un costume sombre en sortait, un majestueux bouquet de fleurs à la main. Comme chaque soir, il arrangeait sa cravate, dépliait les plis de sa veste, et dans un geste gracieux, il replaçait une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front. Puis il s'avançait d'un pas assuré vers la grande porte de bois vernis, et sonnait à l'interphone. Une vague de haine s'empara du corps de l'observateur à la vue de son bourreau, mais il l'évacua en songeant à son désespoir. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit, et elle sortait enfin. Somptueuse comme toujours. Ses cheveux clairs brillaient aux reflets des lampadaires, sa nouvelle robe dansait sous ses gestes délicats, et son petit ventre rond se cachait sous le tissu léger du satin. Elle avait maquillé ses yeux avec attention, faisant ressortir la couleur claire de ses iris, et avait peint ses lèvres d'un rouge vif, la rendant plus délicieuse que jamais. Elle affichait un sourire radieux, et elle ne tarda pas à serrer son amant dans ses bras en saisissant le bouquet. Puis, avec galanterie, il l'invita à monter dans la voiture, et une fois chose faite, ils disparurent du champ de vision de leur observateur. Celui-ci resta un instant immobile, avant de reprendre le chemin par lequel il était arrivé. Il marchait plus lentement sur le retour, prenant le temps d'apprécier la beauté de ce quartier riche où il faisait tache. Les habitations semblaient plus belles les unes que les autres, les jardins parfaitement taillés paraissaient irréels, et même le ciel se présentait plus étoilé par ici. Il contempla les passants, tous merveilleusement bien habillés et qui lui lançaient parfois des regards moqueurs, lui rappelant qu'il n'était pas à sa place ici. Ce n'était pas son monde. Cela ne l'a jamais été et ne le sera jamais. Et pourtant, c'était devenu l'univers de celle qu'il chérissait le plus. Il regarda furtivement les vitrines des magasins. Les vêtements hors de prix exposés ne paraissaient pas avoir plus de valeur que les habits ordinaires, mais l'inscription discrète mais bel et bien présente des couturiers semblait tout changer. Il aperçut une fastueuse robe de soie bleue, longue et raide. Il songea que la maîtresse de son cœur qu'il haïssait tant porterait à merveille cette tenue. Sans doute son amant ne tarderait pas à la lui acheter... Lui n'avait jamais pu lui offrir de tels cadeaux à l'époque où ils étaient heureux, mais il avait cru que son simple amour aveugle et dévoué lui suffirait. Néanmoins, il s'était vite aperçu qu'il avait eu tort, et malgré ses efforts pour lui offrir de petites merveilles, elle s'était envolée dans les bras d'un homme capable d'assouvir ses caprices. Il reprit sa route, l'éternel silence le suivant où qu'il aille. La nuit était déjà bien avancée, et le froid s'invitait également à sa peine, rendant son trajet plus difficile. Il fut soulagé d'arriver chez lui après sa longue marche. Il se dévêtit, toujours de manière lente et fatiguée, puis il grignota le peu de contenu de son frigo. Il conclut sa triste journée dans son lit, les yeux rivés sur le cadre brisé.

« Demain est un autre jour » Lui avait-on dit.

Pourtant, il savait que le lendemain serait exactement pareil, et qu'il en serait de même pour ses futures journées. Le même désespoir, la même douleur, la même haine, la même peine, le même rituel, et toujours, cette même scène qu'il ne pouvait s'empêcher d'observer, le torturant davantage.

Mais bon, sans doute parviendrait-il à trouver le sommeil ce soir.

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Merci pour votre lecture, j'attends vos avis comme toujours, en espérant que ce premier chapitre vous ait plu.

A très bientôt.

EloCrystal.

Une Minute FataleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant