Et la bouilloire se tut... - Inachevé

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P R O L O G U E

La télévision diffusait encore son flot d'images et de sons lorsque Christiane s'éveilla. Elle tendit le bras vers la table basse du salon pour y attraper la télécommande et baissa le volume. C'était bien la bouilloire qu'elle entendait siffler de façon indignée depuis sans aucun doute quelques minutes, mais qui avait seulement fini par mettre fin à sa sieste. Soupirant de lassitude, elle tâtonna autour d'elle, sur le canapé, à la recherche de ses lunettes qui avaient glissé durant son sommeil. Les retrouvant, elle les posa sur son nez et regarda autour d'elle en clignant des yeux pour chasser les derniers voiles de son petit somme. La pièce était petite et confortable ; les murs couverts de papier peint bleu ciel lui donnaient une atmosphère apaisante, tandis que quelques cadres accrochés par ci par là, plus ou moins droit, montraient des visages jeunes et souriants : elle et son défunt mari lors de leur mariage, eux-deux sur la plage avec Baptiste, leur premier enfant, Jérémie, leur benjamin à huit ans lors de la kermesse annuelle de l'époque, Caroline, leur cadette, qui à quinze ans posait déjà comme une vedette avec un sourire rayonnant dans sa jolie robe de bal, d'un doux bleu assorti à ses yeux...

En regardant cette dernière photographie, Christiane sentit sa gorge se nouer. Seulement six mois après qu'elle ait été prise dans cette robe que son père lui avait offerte la veille, alors qu'elle avait déjà renoncé à aller au bal, faute de tenue, une voiture l'avait fauchée sur le bord d'une route de campagne alors qu'elle se promenait en cueillant quelques fleurs. Le conducteur roulait probablement trop vite et avait fait un écart, personne ne le savait vraiment car elle était seule à ce moment-là, et le coupable avait pris la fuite... Peut-être ne s'était-il d'ailleurs même pas rendu compte de ce qu'il avait fait... C'était leur enfant préféré à Georges et elle, et leurs deux autres fils en étaient un peu jaloux, mais leur petite soeur était si adorable qu'eux aussi avaient eu beaucoup de peine lorsqu'un agent de police était venu leur annoncer l'accident, en fin d'après-midi. Christiane n'en avait jamais parlé, mais elle portait sur son coeur le poids d'une insupportable responsabilité : sa fille aimée était morte alors qu'elle cueillait des fleurs pour la fête des mères, était morte à cause d'elle, qui l'avait laissée partir...

Christiane avala douloureusement sa salive pour tenter de desserrer le noeud qui lui brûlait la gorge, ferma une seconde ses yeux et respira à fond. Sur les murs étaient également accrochés des portraits de ses petits enfants : les deux filles de Baptiste riant aux éclats sur les genoux de leur mère, Estelle, une jolie petite brune énergique du même âge que son aîné, et le fils de Jérémie, petit diable blond toujours en train de préparer une bêtise, souriant d'un air malicieux dans les bras de son père.

Se rappelant soudain la bouilloire qui sifflait à tue-tête dans la cuisine, Christiane se leva, grimaçant sous la douleur que lui faisaient subir la plupart de ses articulations et, attrapant sa cane appuyée contre la petite table, se traîna avec peine jusqu'à la cuisine. Elle éteignit le feu sous la bouilloire et en souleva le couvercle : il ne restait plus qu'un fond d'eau bouillonnant. Elle la remplit de nouveau et ralluma la gazinière. Tirant une chaise de sous sa table de cuisine, Christiane s'assit et pleura en silence...


C H A P I T R E P R E M I E R :

Jeux de mort, jeux de vie...


Christiane Rémy était une toute jeune fille lorsqu'elle avait parlé à Georges Capriatti pour la première fois, lors d'un bal de village. A quinze ans, elle était venue, accompagnée de ses parents qui sinon ne l'y auraient pas autorisée. La salle de bal n'en était pas vraiment une : c'était une grande tente plantée au milieu du jardin public où elle venait se promener tous les week-ends en compagnie de sa meilleure amie, Joséphine Billaud ; dans l'un des coins de cette piste de danse improvisée, un petit orchestre jouait les airs populaires du moment, du moins ceux qui n'avaient pas été censuré par Vichy, et dans la bonne humeur ambiante, l'on oubliait presque la guerre et les menaces de bombardements, de réquisitions ou d'arrestations. Christiane, dont c'était le premier bal et qui ne connaissait aucun garçon qui aurait pu lui demander à être son cavalier, avait attendu, seule, assise sur un petit banc de pierre à l'extrémité de la piste. Pour s'occuper, elle avait contemplé les danseurs et les danseuses qui s'enlaçaient parfois comme s'ils étaient seuls au monde et qui, soudain, alors que débutait un tango, partaient dans une série de mouvements fermes et raides, énergiques, presque théâtraux, qui l'amusaient beaucoup. Au milieu de la piste, elle avait vu ses parents oublier leurs soucis et retrouver enfin le sourire qui lui manquait depuis si longtemps. Au cours d'une valse, sa mère et son père tournèrent avec tant de coeur que sa mère rit soudain de son rire cristallin, qu'elle n'avait plus entendu depuis le jour où Christiane lui avait demandé comment elle et son père s'étaient rencontrés. Heureuse de voir ses parents s'amuser, Christiane avait commencé à se dire que le fait que personne ne l'invite à danser était peut-être positif, puisqu'elle n'avait jamais appris, qu'elle se serait sûrement sentie ridicule sur la piste, et qu'elle aurait finalement fait fuir tous ses éventuels cavaliers en leur écrasant les pieds, lorsque sa frustration de rester ainsi sur le banc, hors du bal, avait été ravivée par l'image de deux couples qui semblaient être venus ensemble et s'amuser follement, alors même qu'ils n'avaient pas l'air de connaître l'ombre d'un pas de danse, puisque l'une des femmes se plaignait en riant gaiement que son mari la faisait tourner trop vite et finirait par la rendre malade, tandis que le cavalier de l'autre femme, lui, se moquait gentiment de sa femme qui ne cessait d'atterrir sur ses pieds chaque fois qu'ils s'approchaient l'un de l'autre, ce à quoi elle répondit en lui donnant un petit baiser qui lui fit monter le rouge aux joues. Pris soudain d'une idée joyeuse, le danseur aux pieds malchanceux avait soulevé de terre sa compagne et continué de la faire valser sans que cette dernière, qui riait maintenant aux éclats, puisse désormais poser les pieds sur la piste. Christiane avait souri de la situation, mais avec un pincement au coeur qui ressemblait à une pointe de jalousie mêlée d'un soupçon de déception.

Des nouvelles de mon adolescence ! ...et autres projets inachevés...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant