Ceux qui n'existaient pas

Chapitre IV : Brume

Shark, penché sur son trône, ne perdait pas une miette du cruel spectacle se déroulant sous ses trois yeux. Il avait une vue plongeante sur toute l'arène depuis sa loge en hauteur. Cela l'amusait beaucoup, à en juger par les sourires carnassiers qui recouvraient son visage. En effet, il avait fait apparaître une dizaine de bouches supplémentaires sur chaque centimètre de peau, tantôt horizontales, tantôt verticales. Son rire n'en était que plus agaçant, des ricanements multiples surgissant de partout à la fois. Devant un tel massacre, devant la cinquantaine de cadavres traînés dans la poussière, il buvait et gratifiait les meilleures mises à mort de commentaires retentissants. Soudain, le géant parut sentir quelque-chose. Il reposa son verre, et se laissa aller au fond de son luxueux trône incrusté de saphirs, croisant ses bras aussi volumineux que des troncs d'arbres.

-« Tu as reçu mon globe? » dit-il, semblant parler dans le vide.

Il y eut un mouvement sur sa gauche. Quelques pas firent tinter les dalles. Shark n'était pas seul sur le balcon, et ce n'était pas son majordome-insecte qui revenait. L'individu restait caché, dissimulé, comme si son image avait été gommée de la réalité. Se fier à sa vue était inutile. Uniquement l'ouïe, l'odorat, peut-être le toucher, pouvaient débusquer le nouvel arrivant. Un doux parfum flottait dans l'air, envoûtant, quasiment ensorcelant.

-« Pfff... Tu as encore traîné à Meliune. Peste soit des Ascives! Ce sont les femelles les plus plaisantes de toute la Route du Sud, mais il est difficile de se débarrasser de leur odeur. Combien de fois avons-nous perdu l'effet de surprise à cause d'un abruti qui n'est pas parvenu à maîtriser ses pulsions ? Enfin, cela ne devrait même plus m'étonner de ta part. Comment as-tu fait pour faire aussi vite le trajet depuis Cursamande ? » grommela Shark.

« Une tribu de Cumuluciens. Ils m'ont prêtés le plus rapide de leurs nuages... Comment se débrouillent-ils? » répondit une voix si basse qu'elle était probablement murmurée.

-« Plutôt bien. Chrysante sera satisfait des résultats. Ils sont encore inexpérimentés, mais une fois qu'ils seront prêts, ce sera un renfort de poids. D'ailleurs, comment ça se passe sur la Route du Nord ? »

-« Plutôt mal. Grizzly est mort. Cette fois, les combats se sont poursuivis jusque dans la cour. Alors qu'il essayait tant bien que mal de repousser la Meute hors des murs, il fut touché par une salve de cinq tirs, puis décapité. On n'a pu ramener de lui que sa main droite... Elle sera entreposée dans le reliquaire de Xurne, et nous honorerons son courage jusqu'à la fin de ce monde. »

Shark frappa violemment du poing l'un de ses accoudoirs en poussant un rugissement tonitruant. Un frisson parcourut la fleur noire qui était posée dans une vase en terre cuite, sur le second accoudoir. La rage du géant était palpable. On aurait dit qu'il était prêt à se lever et à tout détruire sur son passage. Il était sincèrement touché, mais guère surpris. Après tout, c'était prévisible. Ils ne tiendraient pas éternellement la Route du Nord. Dans un soupir, il attrapa la bouteille à demi-remplie d'un liquide ambré et but au goulot. La colère venait de laisser place à la mélancolie en quelques secondes. Shark était une personne simple.

-« Grizzly... Cela faisait si longtemps... cinquante ans. Peut-être plus. Ce n'était pas le fiancé de Snow? » finit-il par dire, les trois yeux embués et perdus dans le vague.

-« Elle ignore encore la nouvelle. Les globes envoyés depuis le nord sont souvent interceptés, et je n'ai pas eu le temps d'y penser pendant le voyage jusqu'ici. Un autre s'en chargera à ma place. » expliqua la voix en ne témoignant d'aucune émotion.

Il y eut un long moment de silence en mémoire de leur compagnon tombé au combat, seulement troublé par les cris et les bruits d'affrontements en provenance de l'arène. Shark s'exclama soudain, sortant de sa torpeur :