Le Maître était là, devant moi, confortablement installé dans son fauteuil de cuir. Il tenait dans le creux de sa main pâle un petit écran rectangulaire, dont l'étrange lueur verdâtre faisait briller les verres de ses lunettes rondes.
Depuis six longues heures, il n'avait pas bougé, glissant inlassablement son doigt sur l'appareil pour faire défiler le texte. Son visage, dénué d'expression, ne bougeait pas d'un cil, et sa respiration, lente et imperceptible, ne laissait entrevoir aucun signe de vie.
Nonchalamment allongée sur le tapis à coté de ses chaussures, j'attendais impatiemment que quelque chose se passe. Mes doigts nerveux grattaient le tapis pour en arracher les poils trop longs. Les battements de mon coeur exaspéré résonnaient dans mes tempes. Il n'y avait vraiment rien à faire ! Les vieux livres que le Maître m'avait offert tombaient déjà en miette tant je les avais lus et relus, et sa planche à brouillon, qu'il avait daigné me prêter pour me tenir au calme, débordait déjà de mes dessins.
Combien de temps encore ? Je n'en pouvais plus d'entendre la plainte aiguë de son ongle glissant sur l'écran. J'allais exploser. Il me fallait une occupation, et vite !
J'analysai d'un regard rapide les meubles du salon pour la millième fois, en espérant y voir quelque chose de nouveau, comme un trou, un insecte, ou n'importe quoi. Malheureusement, rien n'avait changé depuis une heure, ni depuis six heures, ni même depuis dix jours. Seuls les carreaux teintés de la fenêtre du salon semblaient briller un peu plus qu'avant, traversés par une faible lueur rosée, ce qui devait signifier que le soleil s'était levé. J'avais donc passé une nuit de plus sans quitter ce maudit salon.
— Il fait déjà jour... gémis-je en pointant du doigt la fenêtre barricadée. S'il te plaît, laisse moi sortir, juste cette fois... !
Je fixai le Maître de mes yeux avides, prête à me faire réprimander. Ignorant complètement ma plainte, il ne détacha pas son regard de l'écran, ajoutant à mon impatience une dose d'indignation.
— Maître ! insistai-je en haussant la voix, pourquoi suis-je obligée de rester là ?
Lâchant un soupir exaspéré, il posa la tablette sur sa cuisse, tournant la tête pour me fixer de ses deux iris rougeoyants.
— Camille, gronda-t-il de sa profonde voix, on a déjà eu cette conversation. Tu ne peux pas aller dehors seule, et encore moins le jour. La loi l'interdit. Cesse donc d'y penser !
Je serrai les dents, outrée. Le soleil me manquait cruellement. Depuis la guerre, les journées s'étaient écoulées dans l'ombre, car les Maîtres, ne supportant pas la lumière du soleil, s'en préservaient par tous les moyens pour assurer leur sécurité.
— C'est faux, tu mens ! criai-je sans mesure, j'ai entendu Adeline l'autre fois, elle a dit qu'elle le laissait sortir, lui ! Pourquoi pas moi ?
Bien que mon insolence m'aurait attiré les foudres de n'importe quel autre Maître, la créature en face de moi se contenta de lever les yeux au ciel, visiblement habituée à mes sautes d'humeur.
— Tu n'as rien compris. Adeline a un jardin, c'est différent. Elle n'habite pas en pleine ville.
Il avait marqué un point. J'avais oublié que tous les Maîtres n'étaient pas riches. Seuls les plus fortunés possédaient des maisons en périphérie de la ville, et les autres devaient se contenter de petits appartements en plein centre, comme le Maître.
— Mais si je sors le jour, qui me verra ? Que ce soit en ville ou en campagne, tout le monde dort, n'est-ce pas ?
— La milice ne dort jamais ! répliqua-t-il plus sèchement. Si elle te voit, elle te chassera !
— Même avec ça ? Dis-je en empoignant d'un geste accusateur le collier de métal entourant mon cou. A quoi ça sert, si ce n'est de prouver que je t'appartiens ? La milice devrait bien y faire attention !
Le Maître laissa échapper un cri scandalisé avant de se pencher au dessus de moi en dévoilant ses longues canines.
— Mais qu'est-ce que tu imagines ? Tu crois qu'elle va gentiment te demander tes papiers ? C'est la milice, pas de simples gendarmes de rues ! Elle te chassera comme un fugitif !
Balayant l'air de sa main menaçante, il ajouta :
— Et la nuit suivante, c'est moi qui devrai me justifier auprès d'elle, parce que j'aurai laissé traîner un chien dans les rues et que c'est interdit !
Énervé, le Maître appuya sur un bouton sur le coté de son appareil, déclenchant le déploiement simultané de tous les stores de son appartement. La lumière enfin chassée, il se laissa retomber dans son fauteuil, retrouvant un semblant de paix.
Refroidie par ses propos, je baissai la tête, résignée. Quand le Maître commençait à sortir les crocs, il ne valait mieux pas le contrarier d'avantage.
— C'est injuste, murmurai-je tout bas avant de me recoucher sur le tapis. Ne pourrais-tu pas me laisser chez Adeline, une fois ?
Le regard traversé d'une lueur de pitié, le Maître soupira longuement, avant d'annoncer :
— Un jour, peut-être.
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Les chiens des vampires
VampireLes vampires contrôlent le monde. Camille est ce qu'on appelle "un chien", une esclave adoptée par son Maître, Meiré. L'espoir de retrouver un jour sa liberté est maigre, mais elle est tout de même soulagée de ne pas être devenue une "vache", ces hu...