Quand il m'a achetée (1/2)

23.5K 1.5K 336
                                    

Meiré n'était qu'un Maître parmi d'autres. Lors du terrible hiver de l'année deux mille vingt, ils furent des milliers comme lui à envahir les grandes villes du monde entier pour en prendre le contrôle, provoquant la plus dévastatrice, mais aussi la plus courte et inattendue, des troisième guerres mondiales.

Avant cet hiver effroyable, je vivais sereinement avec ma famille dans un grand appartement en centre-ville. Bien que les fenêtres donnaient sur un carrefour au passage ininterrompu, le bruit familier des voitures ne me dérangeait pas. Ma vie était rythmée par mes horaires de travail et mes chers amis que je rencontrais plusieurs fois par semaine pour me détendre. J'avais tout pour bien vivre et l'avenir me semblait radieux, même si le climat présentait quelques anomalies et que la présence des mendiants rendaient certaines rues difficiles à traverser.

Difficile de croire que cet univers paisible et cadré s'effondrerait en quelque heures, emportant avec lui tous mes repères et certitudes !

Par la seule force monstrueuse de leurs corps inhumains, ils détruisaient les portes des immeubles, les murs les plus épais, les doubles-vitrages, les carrosseries, brisaient les cous, les colonnes-vertébrales... Les voir ainsi à l'oeuvre dissipait aussitôt toute envie de rébellion.

Moi qui n'avait jamais manqué de rien, je passai trois jours sans eau, sans électricité, sans nouvelle de mes parents, et sans oser sortir — car chaque minute, marquée par le cri d'une personne, rajoutait un cadavre dans les rues couvertes de sang.

Sans avoir le luxe d'échapper au sort qui m'était réservé par la mort ou la fuite, je fus capturée puis enchaînée dans une pièce sans lumière. Les mois s'écoulèrent dans le désespoir et la confusion la plus totale. Ce n'est que lorsque la guerre toucha à sa fin que je reçu les explications si attendues : je devrais les servir, eux, les Éternels. En échange, ils me garderaient en vie. Toute résistance était vaine. Les Eternels étaient les nouveaux Maîtres de ce monde et ils étaient bien, bien, bien, bien plus fort que moi.


*


— Lève-toi, on s'en va, lança une voix grave au dessus de moi. Je suis ton nouveau Maître. Je m'appelle Meiré. Appelle-moi « Maître », ou « Mon Seigneur », je te laisse le choix.

La cellule de métal s'ouvrit dans un grincement familier. Je levai faiblement la tête pour observer le nouveau Maître. S'il ne s'était pas courbé pour me regarder, il aurait été plus imposant que le plus grand des hommes. Son long manteau de cuir noir cachait de larges épaules, là où tombaient ses longs cheveux grisâtres mal coiffés. Une étrange paire de lunettes carrées chevauchait son nez aquilin. Les cernes noires autour de ses yeux rouges aux coins tombants rejoignaient les rides de ses joues pâles. Il semblait vieux en apparence, et pourtant, son dynamisme dégageait une aura de jeunesse.

— Lève-toi, maintenant !

J'écarquillais les yeux. Je n'arrivais pas à croire qu'un Maître avait payé pour m'acheter, alors qu'on m'avait répété tant de fois que je n'étais plus bonne à rien. Il fallait que je me lève. Juste un effort, un dernier petit effort. Je me posai faiblement sur mes pieds. Mon corps semblait peser une tonne. Je fis un premier pas mou vers lui, puis un deuxième. Au troisième pas, mes mollets lâchèrent et je retombai à ses pieds, tremblotante.

— Eh bien, je m'attendais à un peu plus de vivacité ! plaisanta-t-il en me scrutant du haut de ses deux mètres.

À ses mots, ma gorge se noua. De peur qu'on me drogue, j'avais préféré ne pas manger plutôt que de perdre encore la raison.

— Je suis désolée... dis-je faiblement en fixant ses chaussures. Je n'ai rien mangé depuis plusieurs jours...

— Eh bien, nous sommes deux ! rétorqua-t-il avec un sourire glacial.

Sans me laisser le temps de digérer ses mots, il me souleva de son bras droit pour me porter tel un sac.

— Rentrons.


*


L'appartement du nouveau Maître n'était pas bien grand. Les veilleuses accrochées aux murs n'éclairaient pas jusqu'au plafond, elles se contentaient tout juste de mettre en valeur les dorures le long des parois de marbre. L'air, froid comme dans une cave, avalait le peu de chaleur que mon corps dégageait. Je grelottais, encore habillée du voile gris de l'élevage, essayant en vain de réchauffer mon corps par le frottement de mes mains.

— Je vais t'amener des vêtements, annonça-t-il.

En me faisant signe d'attendre, il partit dans une autre pièce. Dans l'attente, je posai mon regard sur le parquet poussiéreux. L'endroit n'avait pas été entretenu depuis longtemps. De toute évidence, le nouveau Maître n'était pas très soigneux.

— Habille-toi avec ça rapidement, ordonna-t-il en me lançant un tas d'habits noirs. Nous allons manger dehors.

J'attrapai les habits de justesse, chamboulée par ses mots.

— « Nous » ? répétai-je en croisant son regard un court instant, avant de rapidement baisser la tête.

— « Nous », appuya-t-il après un instant d'hésitation. Qu'est-ce qui te surprend ? Tu as bien eu d'autres Maîtres avant moi, n'est-ce pas ?

L'image de mon ancienne Maîtresse me revint à l'esprit. Quelque jours plus tôt, nous avions eu une grosse altercation. J'avais échappé de justesse à la mort. Elle m'avait ramenée à l'élevage dans un état critique.

— C'est que... je ne suis pas en forme, avouai-je avec inquiétude en me frottant les yeux.

Prise d'un léger vertige, je tombai au sol en lâchant le tas d'habits. Le silence de mon nouveau propriétaire m'arracha des larmes que j'essuyai pitoyablement le long de mes joues. Que ferait-il de moi, quand il réaliserait qu'il s'était fait avoir ? Il regretterait sûrement d'avoir acheté un chien aussi misérable et me ramènerait là-bas !

— Tu iras mieux après avoir mangé, lança-t-il avec empressement.

D'une puissante poigne, il me souleva par l'épaule. Le contact brusque me rappela la violence des gardiens à l'élevage et, prise de peur, je reculai brusquement contre le mur.

— Et après, vous allez m'achever ! criai-je sans retenue en me protégeant le visage de mes deux bras.

Déconcerté par mon attitude, le Maître lâcha un rire stupéfait.

— Ne dis pas n'importe quoi. A quoi ça me servirait ?

Il se pencha au dessus de mes épaules et attrapa avec deux ongles pointus le voile sale qui me recouvrait. Un sourire taquin se dessina sur ses lèvres.

— Si tu ne te dépêche pas de mettre ces vêtements, tu sortiras nue dans ce froid !

Affolée, je m'empressai de ramasser les habits. Sa manière de répondre me déstabilisait. Pourquoi employait-il un ton si léger ? Aucun Maître ne m'avait jamais parlé ainsi.

— Dépêche-toi.

Après avoir enfilé le pantalon tant bien que mal sur mes jambes meurtries, je fis de même avec le reste des habits. Enfin prête, le Maître attrapa mon poignet et me traîna hors de son domaine.

Les chiens des vampiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant