Les chiens des vampires

Quand ce fut la pleine lune (1/3)

C'était une nuit de repos. Ça n'arrivait qu'une fois par mois, quand la lune était pleine.

Le Maître était allongé sur le canapé du salon, une jambe pliée, l'autre étendue. Ses longs cheveux argentés glissaient sur l'accotoir de cuir, quelques mèches flottant en direction de l'écran qu'il tenait entre ses deux doigts.

Sagement assise à la table basse à coté de lui, je gribouillais en silence des formes étranges sur une feuille plastifiée. J'avais déniché dans les affaires de Meiré une affiche à l'aspect très scientifique, et bien qu'il s'était montré réticent à l'idée de me la prêter, il s'y résigna vite, préférant le bruit du stylet grattant sa tablette à mes éternels soupirs. Recopiant les schémas avec minutie, j'espérais secrètement en saisir le sens. De temps en temps, je relevai la tête pour laisser errer mon regard sur le Maître.

À force de vivre avec lui, je décelai le moindre changement dans son comportement ou sa tenue. Lors des nuits solitaires, il portait une simple chemise blanche et un pantalon de même classe. Le reste du temps, il arborait d'élégants costumes sombres. Cette nuit là, il semblait prêt à recevoir des invités, entièrement vêtu de noir. Il avait noué un foulard rouge autour de son cou telle une cravate et avait même insisté pour que j'enfile une robe noire et des bas chauds. Nous étions tout deux assortis. Que préparait-il ?

Ce n'était pas la première fois qu'il me faisait porter des habits en accord avec les siens. Je portais des robes noires, grises, rouges, des chemises amples à la coupe masculine ; toutes plus ou moins à ma taille. Je m'interrogeais parfois sur l'origine de cette garde-robe aux choix variés. Avait-il eu d'autres chiens avant mon arrivée ou achetait-il ces vêtements spécialement pour moi ? À l'idée cocasse que le Maître prenne du plaisir à m'habiller telle une poupée, je laissai échapper un rire nerveux. Le rire arriva aux oreilles de Meiré qui, intrigué, détacha son regard de la tablette pour le poser sur moi.

— Qu'est-ce qui t'amuses ?

— Rien, dis-je, le ton expéditif.

Le Maître soupira, puis ses yeux se mirent à rougeoyer. Comprenant qu'il allait s'infiltrer dans mon esprit, je secouai la tête vivement pour l'en empêcher.

— Laisse mes pensées en paix ! Elles sont privées !

Affolée, je tentai par tous les moyens de chasser le ridicule fantasme, mais ce dernier revenait toujours plus en force. Tu es une poupée ! La poupée de Meiré ! Tu es la poupée d'un vieux, un vieux qui joue à la poupée !

Rougissant de honte, je laissai tomber mon front sur la feuille avec dépit.

Les sourcils de Meiré prirent la forme d'une vague. Il semblait à la fois confus et embarrassé. Bien qu'il eût été habitué à ce que mes pensées incontrôlables racontent des bêtises, il ne devait pas s'attendre à ça !

— Approche, exigea-t-il d'un geste de la main.

La mine déconfite, je quittai le tapis cotonneux pour me poser devant lui, à la hauteur de son visage. Toute astuce était bonne pour fuir son regard inquisiteur ; je redécouvrais comme jamais les facettes de mon crayon en plastique.

Avec deux doigts, il captura une mèche de mes cheveux et tira dessus. Je sursautai, revenant à la réalité.

— Tu ne peux pas me blâmer pour ce que je pense ! m'écriai-je. Tu n'aurais pas dû écouter. Ça ne regarde que moi !

Il tira plus fort. J'abaissai la tête vers lui. Soudain, sa main gelée captura ma nuque et il força son regard dans le mien. Mon coeur fit un bond.

— As-tu déjà pris le temps de bien me regarder ? N'as tu rien remarqué, depuis tout ce temps ?

Il semblait froissé. Je n'étais pas sûre de comprendre. Dans le doute, il valait mieux ne rien répondre. Quand je fis mine de reculer, il resserra sa poigne, bien décidé à me garder vers lui.