« Edvin Larsson, 7 février 2023. Cela va bientôt faire un mois que j'ai effectué ce que j'appelle le premier « saut ». Comme prévu, j'ai réussi à grandement améliorer les paramètres de lecture séquentielle du Tulving Simulator. En clair, seuls les fragments de mémoire considérés comme importants dans la chaîne évènementielle seront revécus par le sujet... C'est-à-dire moi, pour le moment. J'ai encore quelques ajustements à effectuer, mais je ne peux plus attendre. Le potentiel de cette machine dépasse clairement tout ce que j'ai pu imaginer... Il faut que j'y retourne.
« Ma femme... Louise semble s'inquiéter de mon absence. Je lui ai expliqué que je travaillais sur quelque chose de très important, pour moi et pour le reste du monde, mais ça n'a pas semblé la rassurer. Tant pis, elle comprendra en temps voulu. Adrian, quant à lui, me harcèle sans cesse pour que j'aille aider la police avec les Tulving Helmets. A croire que j'ai formé mes assistants à se tourner les pouces... Evidemment, j'y vais quand il devient trop insistant. Après tout, ça reste mon travail. J'ai réussi à m'imposer un emploi du temps plutôt serré, où je vais environ un jour sur deux au département de police. Mais ça devient de plus en plus difficile à tenir.
« Bref. Ces enregistrements ne sont pas un journal intime après tout, c'est plus un genre de carnet de bord. Je vais donc effectuer le deuxième véritable plongeon dans le passé, et cette fois je vais remonter un peu plus loin. Il y a environ cinq mois, en septembre dernier, nous avons interpelé plusieurs narcotrafiquants soupçonnés de fournir plusieurs des gangs de la ville alors plutôt discrets. Malheureusement, même avec les Tulving Helmets, il a été impossible de prouver quoi que ce soit concernant leur supposée culpabilité. La police a donc dû les relâcher... et quelques semaines plus tard, deux d'entre eux se sont fait descendre. On pense que ce double meurtre est entre autres à l'origine de la montée de violence qui a eu lieu entre les différentes organisations mafieuses de la ville. Pour mon deuxième saut, je vais donc remonter à septembre dernier, et empêcher qu'on relâche les dealers en falsifiant différentes preuves. Après tout, ce n'est qu'une simulation, je peux me le permettre. Je vais ainsi pouvoir me rendre compte si la terreur actuelle aurait pu être évitée.
« Bien, allons-y. Oh, et j'ai failli oublier. Louise, quoi que tu puisses penser en ce moment... Je t'aime. »
*
« Ça va aller, Poole ?
— Oui, je... haha, ça va aller... ha... haha... »
Un tressautement nerveux secoua les épaules d'Adrian. La couverture verdâtre dont ils l'avaient recouvert lui donnait trop chaud, si bien qu'il en frissonnait de froid. Ça n'a aucun sens, se dit-il. Pourquoi m'ont-ils donné une couverture ? Pourquoi ai-je la chair de poule alors que je transpire à grosses gouttes ? Ça n'a aucun sens.
« Bon, on va pas y passer la journée, rugit Elisabeth Hawkes. Tardes ! Ramenez-le chez lui. Et qu'il se reprenne d'ici demain, on a du boulot. »
Antonio donna une tape dans le dos à son ami qui se débarrassa de cette couverture inutile, et ils montèrent tous deux dans sa voiture.
« J'aurais pu conduire, dit Adrian.
— Alors que tu trembles comme un drogué en manque ? Sûrement pas. »
Adrian se renfrogna et s'enfonça dans son siège.
« Oh, c'est bon, tu peux le dire. Je suis un lâche, un crétin, un faiblard, un ahuri...
— Ça, c'est sûr ! s'esclaffa Antonio. Pour être un crétin, t'en es un beau. Mais j'imagine qu'il faut un certain courage et surtout beaucoup d'habileté pour devenir sergent de police alors qu'on a peur des armes à feu...
— Je n'ai pas peur des armes à feu... J'ai peur des armes à feu pointées sur moi, c'est différent.
— Tu ne vas pas me dire que c'est la première fois de ta vie que tu es embarqué dans une fusillade...
— Non, et c'est bien ça le problème. »
Replonger dans ses souvenirs n'était pas très agréable pour Adrian. Comment fait Edvin pour revivre son passé sans arrêt ? J'en serais incapable.
« Il va falloir que tu m'expliques, mon vieux, lâcha Antonio. Parler de ce genre de choses avec d'autres personnes peut beaucoup t'aider, tu sais. L'enfermement, le repli sur soi, la solitude, c'est ça, les fondements de nos peurs les plus profondes.
— Où est-ce que t'es allé pêcher ça...
— Dans un magazine sur la psychologie. Mais il n'empêche que je ne te laisserai pas sortir de cette bagnole tant que tu ne m'auras pas raconté ton traumatisme. Si tu ne le fais pas, avec la violence qui ne cesse d'augmenter dans les rues, tu vas revivre la même expérience qu'aujourd'hui de nombreuses fois...
— Ok, ok. C'est bon, t'as gagné. »
Adrian se racla la gorge.
« C'était il y a une dizaine d'années. En fait, ça fait huit ans et demi, mais c'est un détail. Je n'avais pas encore trente ans, et j'avais intégré la police depuis quelques années suite à mes nombreux échecs à l'université. J'étais jeune, fou, inconscient, et plutôt heureux de l'être. A cette époque, j'adorais jouer au cowboy avec mon Glock, et j'étais tout excité à chaque fois que je devais aller sur le terrain. Jusqu'au jour où je me suis retrouvé de l'autre côté du canon. J'étais avec ma fiancée et mon meilleur ami, Edvin, en vacances à Miami. Il faisait une chaleur... Ça a été le schéma classique. Dans une de ces ruelles où personne ne va jamais, on s'est fait agresser par un type armé. Je n'étais pas autorisé à porter mon arme en dehors de mon travail, évidemment. Nous n'avions absolument rien à lui donner, et le type perdait patience. J'étouffais. Je paniquais. Et là, ma fiancée s'est approchée du gars, lui a souri et a commencé à lui parler calmement. Elle essayait de le détendre, même de le faire rire. Ou alors elle essayait de me détendre, moi... je l'ignore. Elle était si radieuse... Ça aurait pu marcher. Mais j'ai voulu jouer au con et attraper mon téléphone. Le type m'a vu. Il a tiré et... il l'a tuée. Là, comme ça, en un instant. Par une simple pression sur une détente, mon futur s'est brisé. J'ai hurlé, j'ai agité les bras dans tous les sens, je ne sais plus très bien. Je me suis jeté sur le gars... J'allais sans doute mourir aussi, je m'en fichais. Tant mieux. Mais... Edvin a agi de manière plus raisonnée que moi. Il a réussi à désarmer le type, l'a assommé et a appelé la police. C'est à peu près depuis ce jour que... je n'aime pas qu'on pointe une arme vers moi. »
Un silence macabre s'installa dans l'habitacle de la voiture d'Antonio. Ce dernier n'osa pas faire de commentaire. C'était la première fois qu'il voyait son collègue et ami afficher une mine aussi grave, aussi sérieuse.
« C'est aussi depuis ce jour que j'essaye de toujours garder le sourire, ajouta Adrian. C'est stupide. J'essaye de me racheter envers elle. Ma fiancée. Jusqu'au dernier moment, elle a essayé de régler une situation désespérée via sa bonne humeur... C'est un peu comme s'il était de mon devoir de poursuivre son but inachevé.
— Mec... »
Antonio Tardes posa une main chaleureuse sur l'épaule d'Adrian Poole.
« Je suis content que tu m'aies raconté tout ça, ça n'a pas dû être simple pour toi. Ce que t'as vécu... c'est terrible. Peu de gens auraient eu le courage de rester dans la police après un tel choc. Et au final, tu vois... Peut-être que depuis cette affreuse expérience, tu as développé cette peur des armes, mais tu t'es aussi bonifié. Tu es devenu ce type joyeux, sympathique, que tout le monde aime et qui répand le bonheur autour de lui. Je cherche pas à dédramatiser ce qui t'est arrivé, mais je pense sincèrement que chaque expérience que l'on vit, aussi terrible soit-elle, nous permet d'évoluer, de nous forger, et de devenir meilleurs.
— Encore ton magazine de psychologie ? »
Antonio éclata de rire, et Adrian l'imita. Finalement, il lui était bon d'avoir un ami avec qui partager cette histoire, étant donné que son autre ami, celui qui lui avait sauvé la vie quelques années plus tôt, n'était pas là.
Où es-tu, Edvin ? Et par là j'entends, dans quel souvenir as-tu encore replongé ? Tu restes dans le passé pendant que le présent avance... et le futur ne va pas t'attendre.
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Si
Mystery / Thriller« Si vous pouviez revenir en arrière... à un ou plusieurs moments de votre vie, où vous estimez avoir fait un mauvais choix, avoir pris une mauvaise décision... si vous pouviez, en toute connaissance de cause, changer cette décision, et observer...