Chapitre 5

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« 8 juillet 2023 ! Un grand jour ! Un grand putain de jour ! Bordel ! Comment ose-t-elle, comment osent-ils tous ? Ils ne savent pas ce que je fais, ce que je suis en train d'accomplir... Mais plus encore, ils ne savent pas qui je suis, qui j'aurais pu être ! Moi je l'ai vu, je l'ai vécu. En changeant le passé plusieurs années en amont, j'ai pu totalement modifier ce qu'aurait été ma carrière, ce qu'aurait été ma vie ! J'ai fait des dizaines de simulations... J'ai vu tous mes futurs possibles... J'ai même une fois fini par décrocher un Prix Nobel ! Le Tulving Simulator sait qui je suis, sait de quoi je suis capable, mon véritable potentiel. Ironique, n'est-ce pas ? Que la seule entité qui me comprenne réellement soit une machine, alors que tous les humains qui m'entourent ne voient pas plus loin que le bout de leur nez !

« Pour faire court... cette vieille alcoolique d'Elisabeth Hawkes est venue me voir, chez moi, dans mon propre appartement, accompagnée de cet enfoiré d'Adrian. Et ils m'ont posé un ultimatum ! Venir perdre mon temps à reconstituer les souvenirs de gamins victimes d'une prise d'otage, ou tout simplement me traîner en justice pour insubordination et détournement de technologies appartenant à l'Etat américain. L'Etat américain ! Je ne suis même pas Américain d'origine ! Ma technologie ne leur appartient pas, elle m'appartient à moi seul... et ils vont le comprendre.

« Car l'ironie du sort, c'est qu'en même temps, à quelques heures près, j'ai reçu un appel. Beaucoup plus mystérieux, et beaucoup plus intéressant. Ce gang, les Spades. Ils m'ont proposé une énorme somme d'argent pour obéir à Hawkes et aller reconstituer les souvenirs de ces gosses... mais en modifiant leur contenu, afin de retirer toute preuve permettant de remonter jusqu'à eux. Avec tous les progrès que j'ai effectués sur le TS, faire ces petites manipulations sur les Tulving Helmets est plus que basique, et parfaitement dans mes cordes. Qui plus est, l'argent qu'ils me proposent est exactement ce dont j'ai besoin pour faire un grand bond dans mes avancées sur le TS. Oh, bien sûr, il y a l'aspect éthique de l'opération. La ville est à feux et à sang, les gangs se font la guerre, et faire tomber les Spades, à savoir l'un des deux gangs les plus influents, pourrait grandement aider les forces de l'ordre. Mais en faisant ça, qu'est-ce que j'y gagne, moi ? Absolument rien. Hawkes prendra tout le crédit, je ne serai jamais un héros, un génie, je serai juste oublié, miséreux. Les différents sauts dans le passé m'ont permis de prendre conscience de mes erreurs. J'ai fait trop de mauvais choix, de mauvaises décisions par le passé, qui auraient pu grandement changer ma vie. Il est temps de réparer ça. Je pense que je vais accepter la proposition des Spades.

« En attendant, il faut que je me change les idées. Et ce n'est certainement pas ma femme qui va y contribuer... Toujours sur mon dos, sans arrêt, à vouloir savoir ce que je fais, à vouloir que je passe du temps avec elle et notre fils... Elle ne comprend rien. J'ai donc décidé, pour ce nouveau saut, de voir ce qui se serait passé si je ne l'avais pas épousée. Nous sortions déjà ensemble en Suède avant que je vienne faire mes études aux Etats-Unis. Si bien que lorsque j'ai démarré ma carrière ici, elle est venue avec moi et nous avons mené cette routine lassante pendant toutes ces années. Mais ce qu'elle ignore, c'est que pendant mes études, j'ai eu une aventure avec une Américaine... une Californienne. Bon sang, elle était sublime. Mais j'ai très vite oublié cette histoire, je ne l'ai jamais recontactée, parce que je pensais avoir fauté envers Louise. Et si j'avais écouté mon cœur plutôt que d'avoir écouté mon cerveau ? Si j'avais refait ma vie avec cette Californienne ? C'est une perspective que je n'avais encore jamais envisagée. Je crois qu'il est temps. »

*

Neil Larsson augmenta le volume de la télévision. C'était le journal télévisé. Il n'aimait pas spécialement ça, mais ça lui permettait de couvrir les cris de ses parents. A la télé, une journaliste se tenait devant l'école qui avait été victime d'une prise d'otages quelques semaines plus tôt. L'école se trouvait à seulement quelques rues de celle de Neil, et il y avait beaucoup d'amis. Heureusement, aucun d'entre eux n'était mort, mais ça ne le rassurait pas pour autant.

Le seul aspect positif de l'attaque avait été l'avancement des vacances d'été : tous les enfants avaient pour consigne de rester sous la surveillance quasi-permanente de leurs parents en attendant que la situation se calme. Mais Neil savait qu'elle n'allait pas se calmer.

Il avait vu beaucoup de films à ce sujet, il savait qu'il fallait qu'un héros vienne les sauver. Pendant un temps, il avait cru que son père était ce héros. Après tout, que pouvait-il faire, tous les jours, seul dans son laboratoire, mis à part construire une super machine permettant d'éliminer tous les méchants ? Mais à présent, Neil en doutait, et se demandait vraiment à quoi son père pouvait consacrer son temps.

« Ça ne peut plus continuer ! Reviens sur Terre ! » hurlait sa mère.

Il n'avait jamais vraiment entendu ses parents se disputer. Il se demandait s'ils allaient se séparer. Et s'ils le faisaient, est-ce que ça allait être vraiment différent des derniers mois ? Il n'avait presque pas vu son père depuis février...

« La police ne parvient toujours pas, malgré certaines pistes annoncées, à fournir des preuves significatives et suffisantes pour l'arrestation des prétendues têtes pensantes des différents gangs en action dans les rues de Manhattan, récitait la journaliste. Le département de police de New York affirme toujours travailler en étroite collaboration avec la MémoDiv... »

Neil se leva et alla presser son oreille contre la porte. « MémoDiv ». Il venait d'entendre ce mot deux fois : une fois prononcé par la journaliste, une autre par son père. Il savait que son père y travaillait, mais il n'avait jamais vraiment compris en quoi cela consistait. Sa curiosité prit donc le dessus.

« Tu trempes dans des sales coups, je le sais ! Mais je sais où est ton labo, un jour je vais venir voir ce que tu y trames réellement, mais crois-moi je ne viendrai pas seule. Adrian est de mon côté, et le lieutenant Hawkes aussi ! »

Neil aimait bien Adrian. C'était un policier, mais un de ceux qui n'en ont pas vraiment l'air. Par contre, il n'aimait pas beaucoup le lieutenant Hawkes. Elle était grande et maigre, et ses cheveux gris lui donnaient un air sévère. En plus, elle avait mauvaise haleine.

« ... près de quatre-vingts millions de dollars, blanchis à travers divers réseaux de magasins de quartier. Il s'agit d'un des plus gros trafics de stupéfiants recensés à ce jour dans la capitale, et les Spades, qui revendiquent avoir le monopole du marché de narcotiques de New York, utilisent cet argent pour corrompre différents hommes politiques, représentants des forces de l'ordre, ou influents scientifiques... »

Son père venait de partir en claquant la porte si fort que les murs en avaient tremblé. Debout au milieu du salon, sa mère pleurait silencieusement. Neil ouvrit complètement la porte de sa chambre et alla la rejoindre. Lorsqu'elle le vit, elle s'essuya les yeux et s'accroupit.

« Neil... Tu as entendu ?... Evidemment... Hum... Je crois que... qu'il serait préférable que tu ailles vivre chez tes grands-parents pendant quelques temps. Tu peux faire ton sac s'il-te-plait ?

— Maman... Il a quoi papa en ce moment ? Il était pas comme ça avant...

— Je ne sais pas mon chéri... J'imagine que les temps changent, et les gens aussi... Mais ne t'en fais pas. Je vais aller voir ce que papa fait dans son labo, et... et on verra ce qu'on décidera ensuite. »

***

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