VIII

11 7 0
                                    


Cela faisait des siècles que les familles Holden et Meels n'avaient pas organisé de réception. Visiblement le retour de Jenna aida à décider la préparation d'un dîner dans la maison hantée par leurs souvenirs d'enfance. La joie et les pulsions de ces fêtes calmes allaient bon train, comme à l'habitude. Will, désormais plus âgé partageait la passion des discussions auxquelles il donnait toujours un avis très pointilleux et intéressant. Il demeura poli et souriant toute la soirée mais sa présence, quelque part dans la salle lui pesait clairement sur la conscience. Le salon n'avait pas changé d'un iota alors qu'eux étaient si différents avec le recul, que ça lui donnait des vertiges. Il détestait ce sentiment de voir les choses reprendre leur cours comme si elles s'étaient figées durant quelques années, refroidies de son absence. Personne ne semblait s'en soucier ni même le remarquer. Pourtant lui, restait parfois immobile et le temps se débattait violemment tout autour, son verre à la main, il la voyait au milieu des formes floues. La vitesse vertigineuse de la vie les laissait pour compte et ils se dévisageaient un instant, cherchant à cerner l'autre comme au premier jour. Will ne cessait de se demander depuis quand Jenna était si belle. Ou était-ce simplement sa nouvelle vision de la gente féminine qui lui faisait cet effet. Il n'en savait rien, mais bon sang, qu'est-ce qu'elle était belle. Dans sa robe noire, parsemée de dentelles discrètes, ses mèches bien coiffées chutant par millier et ses lèvres rouges sombres, elle prenait au moins cinq ans. Elle avait l'air d'une grande dame et le brun pour le moins charmant, se surprit à être de nouveau intimidé par ses airs imposants. Ils portaient les illusions d'une autre époque et ces souvenirs leur collaient à la peau comme une maladie incurable. Alors ils détournaient tous deux le regard, faisaient comme s'ils n'avaient pas d'importance, l'un comme l'autre. Mais ce n'était que la continuité de vieux mensonges.

Vers minuit, Jenna se baladait dans le jardin qui lui avait tant manqué, les cheveux au vent et les yeux à demi fermés. L'endroit avait été bien entretenu pendant son absence, elle se sentait d'autant plus changée, comme dans la maison fidèle. Elle déambulait entre quelques arbres et le passé lui joua un nouveau tour pour renverser les cartes. Tout semblait désormais écrit, tracé dans leur histoire à l'encre de leurs sentiments et de leurs souvenirs. Pour la seconde fois de leur vie, les deux enfants démunis se croisaient entre ces arbres et se fixaient profondément. Ils cherchaient dans l'autre les réponses qu'ils ne pourraient jamais trouver dans le miroir. Mais le contexte avait beau être semblable, le temps n'était pas resté planté là, à attendre le dénouement de ces chamailleries sans fin. Lui, les avait grandis et changés. Il leur avait offert une couverture si contradictoire qu'ils ne pouvaient éviter le trouble. La nuit, elle, revêtait un charme fou, repeignant à la perfection le tableau de leur rencontre. Will n'avait pas trouvé un instant durant cette semaine tourmentée pour s'adresser à Jenna, elle se baladait sous ses yeux comme un mirage, un flot de fumée venu tout droit de cette fausse réalité. Mais la mémoire frappait tellement fort son âme d'idiot qu'il ne pouvait ignorer qu'il était éveillé. Merveilleusement éveillé de cette longue torpeur trop blanche.

« -Tu as laissé pousser tes cheveux, fit-il remarquer avec une expression neutre.
-Oui, acquiesça-t-elle malgré tout. »

Jenna était devenue plus calme, forgée d'une armure d'acier, froide et sûre, couvant une douceur et une bienveillance acquises avec la patience et les prises de conscience. Elle qui avait pourtant entretenu son équilibre intérieur et sa maturité, ne pouvait s'empêcher d'être ébranlée par le garçon immobile, balayé par les feuillages endormis. Il était si différent. Si indifférent. Et contre toute sa volonté, elle était poussée dans une allégresse qui la sortait de sa zone de sécurité. Elle le voyait là. Et elle craignait sa splendeur et le respect que les autres éprouvaient à son égard. Qui était cette personne ? Un mensonge lié au passé, ou un garçon parmi d'autres ? Aucun des deux. Le passé était le passé. Quant aux autres, il ne la chamboulait pas ainsi. Non, jamais. William avait toujours l'effet William.

« -Pourquoi es-tu partie ? Demanda enfin le concerné en posant sur la table la question qui l'avait torturé pendant quatre ans. »

Jenna s'approcha en souriant faiblement. Un sourire mêlé à des excuses et une empathie ouverte. Un sourire honnête, qu'elle n'avait pas à forcer comme devant la haute société et leur protocole étouffant. Elle repensait à leur enfance et à ces comportements qui les avaient rendus libres. Elle se souvint de son départ précipité, des au revoir qu'elle n'avait pas prononcés. Elle se dit que cela avait tout l'air d'une fuite. Une bousculade entre l'innocence et l'immensité de l'avenir. Elle se partageait entre culpabilité et satisfaction sage, mais resta muette à ce sujet. Elle était partie, il était resté. A présent, plus rien n'était pareil, n'est-ce pas ?

« -Parce que je le devais, annonça-t-elle sans ciller, sans prononcer la moitié de ses pensées.

-Pourquoi m'as-tu abandonné ? Renchérit Will.
-Pourquoi m'as-tu dit de partir ? »

Aucun des deux ne répondit, mémorisant chaque détail de leur visage et de leur corps grandi. L'intensité de ces quatre yeux sombres se fondait dans le vent et les bruits obsédants, les battants des fenêtres qui claquent, les paroles et les couverts qui rencontrent la porcelaine. Tout cela était superficiel et en dehors de leur aparté protégé d'un monde extérieur toujours aussi fou. Will donna alors une pichenette sur le front de Jenna. Cette dernière réagit au quart de tour et d'une prise bien maîtrisée le jeune homme se retrouva collé au sol, entouré d'un halo de cheveux longs et bruns. Quand elle voulut lui rendre le geste insignifiant il inversait déjà leur position, la plaquant dans l'herbe humide. Elle répliqua et ce manège dura longtemps, évoquant des guerres jamais achevées, laissées dans l'air ambiant de l'automne, lui-même empli de réminiscences suffocantes. La belle revenante éclata d'un rire carillonnant. Un rire qui ferait frissonner n'importe qui. Un rire qui signifiait que toute cette mascarade n'avait plus rien de sérieux. Will l'immobilisa sans un mot, les mains posées sur ses épaules secouées par son amusement. Il se dit qu'elle ressemblait à une fleur unique en son genre, allongée dans la nature encore verte d'un presque été, les mèches en floraison tout autour de son visage pâle. Devant l'expression figée du garçon Jenna cessa de rire, et le chercha du regard. De l'autre côté de son vernis séduisant elle voyait bien plus. Elle voyait bien plus que cette étrange sévérité. Elle voyait quelque chose d'autre dans le reflet de ses longs cils. Elle voyait pleinement ce qui avait changé depuis leur dernière bagarre. Et ce qu'elle trouvait face à ses prunelles ahuries lui fit peur. Elle referma son visage dans un souffle.

« -Nous ne sommes plus des enfants William.

-Non, en effet. »

Il la relâcha doucement et s'assit face à elle. Étrangement, comme débarrassé d'un poids énorme, il se sentait bien. Elle aussi. Ils étaient lavés de leur ressenti puéril. Jenna se remit sur ses pieds et tendit une main à son ancien adversaire. Il s'en saisit et la dévisagea longuement, son sourire remis à sa place habituelle.

« -Sans rancune ?
-Sans rancune. »

Ils avaient tiré un trait sur ses vieux souvenirs, sur l'autre Jenna Holden et l'autre William Meels. Ils s'ouvraient au futur et à tout ce qu'il impliquerait. Ils plongeaient dans une autre histoire qu'ils écriraient eux-même parce qu'ils n'étaient plus d'obéissants travailleurs. Ils étaient maîtres de cette drôle de vie.

« -Dis-moi, tu veux sortir en ville un de ces quatre ? Questionna Will d'un ton nonchalant. »

Son interlocutrice eut une expression neutre pendant un instant, elle regardait ailleurs, perdue dans ses réflexions. Il crut qu'elle était sur le point de refuser, à lui et sa réputation de charmeur. Néanmoins, il n'avait pas d'arrières pensées. Il ne voyait pas Jenna de la même façon que toutes les autres filles qui défilaient sous ses yeux fatigués. Il voulait juste marquer cette soirée d'un saut direct vers le monde du changement. Soudainement, elle haussa les épaules en reprenant ses airs vous criant ouvertement le gentil « peu m'importe ».

« -Pourquoi pas. »

SuperNova Où les histoires vivent. Découvrez maintenant