Vert

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Les mois ont passé, à nouveau. Noël est loin déjà. Tous préparent le Carnaval, qui pour les deux amies, est synonyme de BAC blanc... Assise à la fenêtre de sa chambre lors d'un après-midi révisions avec Emma, Lily soupire, avant de laisser tomber sa tête sur le genou de sa jambe repliée, étendant l'autre en un geste lent trahissant une certaine lassitude. Son classeur de lectures analytiques tombe au sol à l'intérieur de la petite pièce sans qu'elle y accorde aucune importance, et elle se retourne vers son aînée, qui a levé les yeux de son exercice de dissertation, contemplant un instant le visage d'ivoire encadré de mèches turquoises.

L'adolescente aux cheveux colorés et la brune échangent un regard, avant que la plus jeune ne se lève, fermant le livre qu'elle étudie à ce moment pour se diriger vers son amie assise à son bureau. Sans hésiter, elle lui prend la main, lui enlève son crayon, son devoir, et l'entraîne au-dehors après que toutes deux aient lacé leurs chaussures. Un tour de clef, puis toutes deux descendent les escaliers de l'immeuble avant de commencer à marcher vers le parc un peu plus loin.

Emma est pâle, très pâle, malgré le soleil, ses cheveux turquoise apportant une touche de couleur à sa tenue blanche et noire à manches longues, tandis que sa petite soeur de coeur est vêtue d'un simple jean et d'un haut vert à manche courtes, cache-coeur, sa peau légèrement hâlée prenant une couleur dorée, et aujourd'hui comme chaque fois, la plus jeune ne peut que remarquer combien elles sont différentes et semblables à la fois... Et les deux fines silhouettes continuent, jusqu'à leur refuge secret. Dans le parc, un petit lac offre une onde pure et fraîche, quelques arbres leur ombre, et les deux amies s'allongent sous l'un d'eux, à l'écart, dans l'herbe verte et tendre leur faisant comme un lit.
Lily ôte ses chaussures, sourit, juste un peu, malgré ses inquiétudes, et murmure :

« Je hais les révisions... Si ça ne tenait qu'à moi, je passerais ce BAC au talent. »
« Et tu raterais ton oral. »
« Merci de me le rappeler, soeurette. »
« Tu connais déjà mon avis sur le lycée... »
« Oui, je suis au courant. »

La brune soupire quelques secondes, ferme les yeux, et reste un instant ainsi, immobile sur le matelas de verdure, la main de son aînée dans la sienne, caressant des pouces la peau quasi translucide des poignets, avec douceur. Un détail, cependant, la fait tiquer, et elle se relève, ses paupières dévoilant deux prunelles noisettes scintillantes et sérieuses, tandis qu'elle remonte la manche de son amie. Cette dernière hésite, manque de retirer son bras de l'étreinte de Lily, mais finalement, ne bouge pas, laissant sur les genoux de son amie son bras fin, où se dessinent quelques lignes rosées nacrées et une, plus récente, où perlent deux gouttes de sang. La plus jeune détourne un instant les yeux, sort un mouchoir, le mouille, essuie les perles écarlates sur la peau de porcelaine, puis cache à nouveau soigneusement les petites cicatrices. Seule la voix d'Emma rompt le silence :

« Dis, le bonheur, ça existe ? »
« Oui. » murmure Lily. « Oui, ça existe. Le bonheur, c'est quelques messages de mes amies, un câlin de mon cousin, ton sourire. Plein de petites choses... La vie est imparfaite et l'Homme est con, mais y a des exceptions. Et c'est pour ça que t'es là pour moi. »

Le silence revient, et la plus jeune esquisse un sourire timide, cachant les petites larmes contenues qui scintillent dans ses yeux, tandis que son aînée reste muette, soufflant seulement au bout de quelques minutes, hésitant un peu, une certaine émotion visible dans ses grands yeux bruns, lacs de chocolat fondu :

« Qu'est-ce que je suis sensée dire à ça ? »
« Ne dis rien. » rit alors la brune, jouant avec l'une des mèches turquoises de son amie. « Souris. S'il te plait, pour moi. »
« Je t'aime, petite soeur, même si je ne comprends pas pourquoi tu es aussi gentille. »
« Moi aussi, soeurette. Mais mes raisons sont plus égoïstes que tu peux le penser. J'ai besoin de toi. T'étais là quand personne a vu que j'allais pas bien. Tu es celle qui m'a rendu mon sourire et l'espoir. Tu étais gentille, toi aussi, et tu l'es encore aujourd'hui. Sans toi, je ne serais pas là. Tu m'as sauvée, Emma. Alors laisse-moi t'aider. Tu aurais fait la même chose, de toute façon, non ? »
« Evidemment ! » répond spontanément l'intéressée.
« Alors tu sais pourquoi je le fais. » achève paisiblement Lily.

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Les deux filles discutent un moment, de tout de rien, de leurs projets, de leurs rêves, de leurs problèmes, juste un peu, tandis que de petites vagues viennent caresser les chevilles de la plus jeune, qui contemple le ciel, pensive, avec dans le coeur un manque, comme souvent. Elle n'en montre rien à Emma, mais elle aussi fatigue, parfois, elle aussi trébuche et souffre, même si elle sait se relever. Et face à la tempête qui menace sa meilleure amie et se mêle à ses larmes, elle se sent désespérément impuissante. Elle déteste ce sentiment, et déteste aussi la distance. Elle aimerait pouvoir se confier à son cousin, de six ans son aîné, demander un conseil à sa cousine. Elle aimerait être près d'eux, simplement. Mais le monde n'est pas une usine à exaucer les voeux.

Alors elle tient bon, se répétant parfois certaines phrases, s'accrochant à celles-ci comme à un talisman, avant de continuer d'écrire, encore et encore. Ecrire lui offre un échappatoire, un moyen de faire tomber les barrières et d'exprimer ce qu'elle ressent. Son angoisse, sa peine, sa joie. Des nouvelles, des poèmes, son roman. Et elle continue d'avancer contre le vent. Emma, elle, a le dessin. Ses couleurs l'aident à vivre dans ce monde parfois trop gris, et elles sont ensembles. Pour toujours et à jamais.

Ainsi, elles rentrent à l'appartement de Lily, main dans la main, retrouver leurs projets artistiques, comme les nomment la manieuse de plume et celle d'arc-en-ciel, oubliant un instant les révisions. Et les heures passent, bien trop rapidement. Tic, tac, tic, tac... Les aiguilles de l'horloge décapitent les secondes, et les écrans lumineux de leurs téléphones annoncent les "au revoir" tandis que la voiture de la mère d'Emma se gare au bas de l'immeuble. Lily glisse alors un petit pendentif dans la paume de sa soeur de coeur, et l'enlace avant de murmurer à son oreille :

« Le vert, c'est la couleur de la nature. La couleur de ce petit refuge. Reposante, apaisante. Entre le bleu et le jaune, entre le feu et l'eau, la chaleur et le froid, la lune et le soleil. C'est l'équilibre, et aussi un synonyme de chance et d'espoir. Garde-la, elle aussi. Et rappelle-toi : le bonheur existe. »

La brune ôte alors sa main de celle de son aînée, et après un dernier sourire, raccompagne cette dernière jusqu'à la porte. Elles se reverront bientôt pour les dernières couleurs, c'est une promesse. En attendant, il restera les messages, les Skype, les rires ensemble et pourtant séparées, et bien sûr, au cou des deux jeunes filles, le collier d'arc-en-ciel. Dans la main d'Emma repose, contre la peau pâle, un petit trèfle à quatre feuilles ciselé dans le jade. Le bonheur existe.
Dans un sourire, une étreinte, ou un simple arc-en-ciel... La jeune fille aux cheveux turquoises sourit.

Arc-en-CielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant