Et d'un même cri nous tissons l'infini

2. Piano

C'est unique, c'est hors du temps, c'est inexplicable.

Quand, timide, le pianiste vient interrompre le cours de sa vie, qu'il se pose sur son tabouret, les respirations sont en suspens, et s'il a des spectateurs, leurs regards convergent vers lui.

C'est un cadeau inestimable qu'il leur fait, une partie de lui qu'il leur offre. Quand ses doigts s'attardent sur l'instrument, c'est par timidité, par une pudeur à peine contenue – et la peur, aussi, de donner trop ou pas assez, de ne pas être à la hauteur ou de la dépasser, impossible de savoir.

C'est une pause dans nos vies, un instant volé au cours du temps. C'est la tendresse des doigts qui caressent doucement les touches, ou la sauvagerie d'accords plaqués avec une folie et une ferveur enthousiastes. C'est le noir et le blanc monogames qui se déclinent en milliers de nuances, c'est un envol, la sensation de décoller, le cœur et l'âme qui se laissent porter par la mélodie jusqu'à tout oublier, les yeux qui se ferment parfois et, pour les plus doués, les larmes qui coulent.

Il faut savoir lâcher prise, tout oublier, et seulement alors les pensées triviales et les préoccupations s'en iront loin, deviendront irréelles ou au contraire l'instant le sera, qui sait ? Et l'émotion sublime est l'ultime récompense, un gain durement gagné, car oui, il est difficile de donner sa confiance et de se laisser porter par ce simple inconnu, qui a le pouvoir éphémère de prendre le contrôle de vos sens ; et si l'on y arrive on atteint l'apothéose, le point crucial où tout s'efface et alors on sait que l'instant de grâce est passé.

Enfin viennent les dernières notes, au ralenti, pour faire durer un peu l'instant. Puis chacun retournera à sa vie, et les choses reprendront – mais peut-être les cœurs seront-ils allégés, et dans l'esprit de chacun restera gravé le morceau, comme ultime preuve qu'encore dans ce monde la vie recèle une pureté et une beauté ignorées.