Imaginez.
Fermez les yeux deux secondes (pas plus, il faut tout de même lire le texte) et imaginez.
Un groupe de garçons dans le vent, les mères leur confieraient leurs filles sans confession. Ils sont jeunes, ils sont brillants, issus de bonnes familles, bien propre sur eux et nous enchantent d'une musique qui émoustille. Les femmes en folie jettent leur petite culotte à leur pied, et de leur association nait un nouveau son, jamais entendu, une révolution pour nos oreilles. Un chamboulement comme on n'en a jamais vécu et qui bouleversera à jamais le paysage culturel. Ils voyagent, font des tournées dans toute l'Europe, cheveux au vent !
Les Beattles ?
Mieux ! La Pléiade !
Le parallèle est certes un peu tiré par les cheveux, mais pas vraiment. Car la Pléiade est à la littérature française ce que les Beattles sont à la musique d'aujourd'hui. S'il y a une leçon à retirer de notre histoire littéraire, un mot à en garder, ce serait, je pense, celui-ci : oser.
Quel mot magnifique n'est-ce pas ? Une leçon de vie presque, oser. Avoir le courage de faire ce que personne ne ferait, avoir le courage d'aller, encore plus haut, encore plus loin, de chambouler les dogmes, de révolutionner les idées, les conceptions, le langage. Cette musique des mots a connu son plus grand bouleversement en 1547. En fait, il s'agit d'un véritable tsunami de notre histoire qu'aujourd'hui nous ressentons dans les frémissements qui agitent un peu la France quand on touche aux accents circonflexes. Nous sommes donc en 1547, avec un illustre auteur Joachim du Bellay et ses petits potes de classes du collège de Coqueret, Pierre de Ronsard et Jean Antoine de Baïf. On ne présente plus Ronsard, Prince des poètes, et ses roses ! S'il y en a un qui sait parler aux femmes, c'est bien lui. Sous l'égide de Jean Dorat, nos compères nous refont un peu le cercle des poètes disparus, version française autant qu'originale (c'est possible, je vous assure !). Leur petit groupe de rebelles se fait appeler la Brigade, ce qui, reconnaissons-le, manque un peu de glamour. Mais quatre pinpins vont se rajouter à l'affaire et voici nos sept compères qui s'octroient un nom d'étoile (tant qu'à faire, c'est bon pour l'égo) : la Pléiade. Ça claque un peu plus ! C'est qu'il faut être vendeur, tout de même.
Les voilà debout sur les tables — quand ils ne sont pas en train de décorer un bouc en portant des toges, je ne vous raconte pas la polémique de l'époque pour savoir s'ils l'avaient ou non égorger le pauvre animal — à déclamer une idée folle, oser une idée complètement démente : le français peut être aussi digne que le latin. Et qui de mieux que le poète pour porter ce chant ? Parlons-en d'ailleurs, de ce fameux poète ! On le sort de son image de fainéant qui attend l'inspiration divine, c'est un artisan, un laborieux. « Qui veut voler par les mains et les bouches des hommes doit suer et trembler maintes fois... » Certains auteurs que je corrige devineront que cette citation me plaît énormément. Écrivain est, en effet, un métier, pas un loisir ! À vos plumes et au boulot !
On prend les Antiques (Ovide, Homère...), les italiens (Dante, Pétrarque, Bembo), on place l'ensemble dans une grande marmite à feu doux, on laisse mijoter. « Français, marchez courageusement vers cette cité romaine. Pillez-moi sans conscience ces sacrés trésors de ce temple delphique... » Dans la recette, on rajoute des traits d'union pour le croquant et du patois pour le liant, Cyril Lignac n'a qu'à bien se tenir. Bref, on n'imite pas, on digère ! L'étymologie prend tout son sens. La langue s'enrichit de nouveaux mots, le vocabulaire s'étoffe, les idées trouvent leur vecteur et la musique trouve son rythme.
Mesdames et messieurs, sous vos yeux ébahis : le français moderne est né. Ça m'a donné faim tout ça, pas vous ?
C'est ainsi qu'en 1549, Joachim du Bellay publie Défense et illustration de la langue française, livre qui sera la base commune du langage de tous les auteurs qui suivront.
Mais en 1559, le contexte politique des guerres de religion met fin aux expériences de la Pléiade et le groupe se sépare définitivement. C'est un drame, chers amis, comme lorsque John Lennon quitta les Beatles. Du Bellay est en exil depuis six ans à Rome, et si fouler la terre des auteurs qu'il admire est un ravissement, son Anjou natal lui manque terriblement. Voici ses Regrets qui percent, en 1558. Une centaine de sonnets plus personnels où l'homme rêveur, avide de sublime et d'héroïsme, d'odyssée fabuleuse, souhaite être lui, nu, seul et modeste. L'alexandrin tranche avec le décasyllabe commun et pour une fois, ce n'est pas l'amour d'une femme qu'on chante, mais celui d'une terre, d'une vie.
« Je me plains en mes vers, si j'ai quelques regrets,
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires. »
De retour en France, il retrouve les mêmes travers que ceux qu'il reprochera à Rome. Il s'éteindra à l'âge de 37 ans. Il nous laissera son sonnet le plus célèbre qui reprendra dans cette langue française qu'il a fait naître, l'amour de sa patrie.
Je vous le livre ici, lui et sa palinodie.
Bonne lecture et à bientôt pour changer d'époque.
K.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison,
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup d'avantage ?
Plus me plait le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plait l'ardoise fine,
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.
— Joachim du Bellay, Les Regrets, XXXI
Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse,
Qu'il n'était rien plus doux que voir encore un jour
Fumer sa cheminée, et après long séjour
Se retrouver au sein de sa terre nourrice.
Je me réjouissais d'être échappé au vice,
Aux Circés d'Italie, aux sirènes d'amour,
Et d'avoir rapporté en France à mon retour
L'honneur que l'on s'acquiert d'un fidèle service.
Las, mais après l'ennui de si longue saison,
Mille soucis mordants je trouve en ma maison,
Qui me rongent le cœur sans espoir d'allégeance.
Adieu donques, Dorat, je suis encor romain,
Si l'arc que les neuf Sœurs te mirent en la main
Tu ne me prête ici, pour faire ma vengeance.
— Joachim du Bellay, Les Regrets, CXXX
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La Bibliothèque de K. (Petite histoire amoureuse de la littérature française)
RandomParce qu'il est bon parfois de replonger dans les mots des autres.