Prédateur

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Un vent frais lui caressa le visage. La nuit était claire, la lune se détachait nettement dans un ciel sans nuage. Les vers d'un poème qu'il admirait lui revinrent en mémoire.

Rappelle-toi la lune pâle dans la nuit,

Perle de lait dans les profondeurs noires.

Les souvenirs loin de l'oubli

Que le chagrin alourdis de désespoir.

Les toits s'étendaient à perte de vue sous ses yeux. Il posa ses pieds en douceur sur l'un d'eux, en prenant garde à ne pas glisser. La ville est à moi. Cette pensée le traversait à chaque fois, en même temps que l'excitation le gagnait. Il inspira profondément et expira le plus longtemps possible. C'était une bonne technique pour garder son sang-froid. Il répéta la manœuvre plusieurs fois. Quand il jugea les battements de son cœur plus lents et plus réguliers, il reprit une respiration normale. Puis il bondit, avec l'assurance d'un félin, sur le toit le plus proche, se mit à courir, sautant d'un toit à l'autre avec une vigueur et une facilité déconcertante, sans jamais tomber.

Luigan savait ce qu'il faisait. Il avait vécu des centaines de fois la même chose. Des milliers...

Lorsqu'il reconnut la rue où il devait se rendre, il se mit à chercher des yeux la maison qu'on lui avait indiquée. Il la vit. Il se laissa glisser du toit sur lequel il était perché, s'agrippa aux pierres du mur. Ses doigts et ses pieds transformaient la moindre fissure en un appui sûr. Il évolua de pierre en pierre ainsi jusqu'à une petite fenêtre. Il en crocheta la serrure d'une main à l'aide d'un morceau de métal de la longueur du pouce, l'ouvrit et se coula dans l'ouverture. Il posa pieds silencieusement dans une petite chambre vide plongée dans l'obscurité. D'un pas souple, dont ses bottes de cuir doublées de velours atténuaient le bruit, il s'approcha d'une petite commode à côté du lit. Un miroir était posé dessus. Il lui renvoyait l'image d'un garçon d'environ quatorze ans, grand, vêtu d'habits de cuir noir, aux cheveux aile de corbeau. Son teint hâlé faisait ressortir deux grands yeux d'or. Son visage aux traits durs était barré d'une longue cicatrice au-dessus et en dessous de l'œil gauche.

Luigan sourit. Il avait vraiment l'allure d'un prédateur. Et j'aime ça... Il ressortit le crochet de fer et ouvrit les tiroirs de la commode. Il fouilla un moment avant de trouver ce qu'il cherchait. Enfin, il empocha les précieux documents. Ils informeraient ceux qui l'avaient envoyé ici sur une affaire de trafic de drogue qui se tramait entre la troisième et quatrième périphérie de la Terre-Ciblée. Le garçon se tourna vers la fenêtre pour ressortir, quand il fut parcouru d'un frisson.

Dans l'ombre, quelqu'un l'observait.

Luigan se détendit en reconnaissant les magnifiques yeux turquoises de son amie, Naomie.

-Qu'est ce que tu fais là ? siffla-t-il entre ses dents

La jeune fille ne répondit pas tout de suite, observant d'un air intéressé la pièce où ils se trouvaient.

-Je te surveille.

-Je t'avais dit que je ne voulais pas que tu m'accompagnes. T'es bouchée ou quoi ?

Naomie le regarda avec dédain.

-C'est le Dirigeant en personne qui me l'a demandé. A qui crois-tu que je vais obéir ? A l'un des plus grands combattants de l'Histoire, ou à toi ?

-Ne parle pas si fort, murmura Luigan, agacé. Allez, on se tire d'ici.

Il avança vers la fenêtre et se hissa dehors. Le ciel commençait à pâlir ; ils n'avaient plus beaucoup de temps. Ils remontèrent sur les toits et coururent jusqu'aux limites de la ville. Là, devant les palissades de bois, à l'abri des regards des sentinelles sur le chemin de ronde au-dessus d'eux, ils s'arrêtèrent. Naomie en profita pour se recoiffer ses longs cheveux bleus pâles aux lourdes boucles. Luigan la regarda faire impatiemment. C'était une très belle jeune fille, mince, souple et puissante comme tous les élèves du Repère. Elle avait son âge, mais paraissait plus jeune, avec son air enfantin et ses grands yeux. Sa peau dorée et les plumes coincées dans ses cheveux témoignaient de ses origines étrangères : la grand-mère de Naomie venait de par-delà la mer qui bordait l'empire.

Le garçon avait dû la regarder avec un peu trop d'insistance, car elle lui lança un regard interrogateur.

-Bon, on y va ? fit Luigan d'un ton excédé pour masquer son trouble.

-Arrête de te comporter comme si tu étais pressé de rentrer ! répondit la jeune fille d'un air moqueur.

Après s'être assuré qu'ils n'avaient rien oublié, ils portèrent deux doigts à leur cou et les posèrent sur un minuscule symbole à l'encre noire, une tache qui ressemblait vaguement à une aile.

Symbole que toute personne appartenant à la Compagnie de l'Aile Noire avait tatoué. Chaque Repère de la Terre-Ciblée avait ce signe de ralliement, permettant ainsi pour chaque membre un transport magique direct avec sa base. Luigan ne s'était jamais rendu dans un autre Repère que le sien et il n'avait pas quitté la cinquième périphérie depuis qu'il était né ; il ne connaissait rien d'autre que cette région de l'Empire, mais il la connaissait mieux que personne. En effet, les missions qu'on lui confiait l'envoyaient souvent dans des villes relativement éloignées et son apprentissage au Repère incluait aussi la géographie. Ainsi, il savait que la Terre-Ciblée se découpait en huit régions que l'on appelait périphéries, chacune ayant une culture et un gouvernement précis, mais toutes devant des comptes à l'Empereur qui régnait en maître absolu sur l'ensemble de ces terres. Le nom de l'empire lui venait d'une répartition climatique des plus insolites : plus l'on s'éloignait de son centre, plus il faisait chaud. Il y avait donc deux régions quasi inhabitées sur la Terre-Ciblée : le Premier Disque, c'est-à-dire le centre, que le froid rendait invivable, et la dernière périphérie, également appelé Frontière Aride, tout aussi inhospitalière.

Luigan savait aussi qu'il y avait un Repère majeur dans chaque périphérie habitée, en plus de dizaines de Repères secondaires et qu'ils étaient tous reliés entre eux par un réseau de communication surveillé et protégé. C'était l'une des innombrables preuves que l'Aile Noire avait assez d'autorité pour faire des envieux et des mécontents. Pour cette raison, l'existence de la Compagnie n'était restée qu'à l'état de légendes et de rumeurs aux yeux des habitants de la Terre-Ciblée et nombreux étaient les conteurs qui s'en servaient pour distraire les foules et faire enfler leur prestige en prétendant connaître les secrets de la confrérie. Mais Luigan savait que la plupart de ces histoires étaient fausses et la vérité se trouvait souvent déformée.

Pourtant, si le soldat de garde cette nuit-là avait baissé la tête à cet instant, il aurait peut-être eu quelque chose de véridique à raconter. Il aurait vu les symboles illuminer les alentours et un portail de lumière s'ouvrir devant les jeunes gens. Il aurait vu Luigan et Naomie passer à l'intérieur et disparaître avant que le portail se referme, replongeant la rue dans les ténèbres.

La couleur du sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant