Victoire tendit l'oreille. Des sanglots étouffés retentissaient depuis le début de la nuit et elle n'arrivait pas à déterminer qui pleurait ainsi. Sûrement l'un des leurs qui ne parvenait toujours pas à faire taire l'espoir qu'il avait que l'on vienne le consoler.
Victoire se retourna. Elle et les autres enfants dormaient à même le sol, sur la poussière du chemin, alors que le médecin et les cinq soldats de la Capitale avaient droit à des tentes et des couchettes. S'échapper aurait pu être simple s'ils n'étaient pas sans cesse surveillés : les Envoyés s'étaient attribués des tours de garde et paraissaient ne jamais se laisser aller au sommeil malgré les longues heures de marche qui résumaient leurs journées.
Un rythme que Victoire soutenait difficilement. Voilà une semaine maintenant qu'ils étaient partis et les sandales de cuir déjà usées par le temps que son père lui avait confectionnées commençaient à partir en lambeaux. Si cela continuait ainsi, elle irait bientôt pieds nus. Après avoir quitté leur village, ils n'avaient fait que deux arrêts. Chaque fois, la femme, qui se trouvait manifestement être le chef du groupe, et le médecin partaient seuls et revenaient avec d'autres gamins. Ils étaient à présent une trentaine.
L'homme de garde se leva soudain de son poste pour se dégourdir les jambes et passa devant la fillette. Elle ferma les yeux immédiatement. Quelques jours auprès des Envoyés lui avaient suffi pour comprendre que leur cruauté n'avait pour limite que le devoir de les ramener en vie à la Capitale. La femme, surtout, ne montrait aucune pitié. Que l'un d'entre eux faiblisse et ralentisse la marche, et la morsure fatale du fouet qu'elle portait sur elle en permanence déchirait son dos, le lacérait jusqu'à l'os.
Nous emmener au terme de l'expédition le plus rapidement possible, c'est leur mission, et tant pis s'ils en perdent quelques uns en chemin.
Victoire ne savait pas exactement combien de temps était censé durer leur voyage. Certains des enfants assuraient qu'ils en avaient encore pour plusieurs semaines, mais la fillette en doutait. Ils disaient peut-être cela pour paraître plus au courant que les autres. Peut-être était-ce dû à leur nombre et au fait qu'il n'y ait plus d'adulte pour maintenir les règles sociales, en tous cas, une hiérarchie s'était naturellement imposée parmi eux, donnant ainsi aux plus grands et aux plus forts le droit de voler leur part de nourriture aux autres et de se réserver les meilleurs coins pour dormir. N'étant pas assez stupides pour s'insurger contre ce genre de principe, la plupart ne bronchaient pas devant ces injustices répétées.
Au début, Victoire avait semblé être une proie facile et dès les premiers jours, plusieurs avaient tenté de la brutaliser. Ils s'étaient vite rendus compte de leur erreur, cependant. Malgré son apparence fragile, la fillette pouvait se montrer étonnement coriace. Si l'une des brutes venait tenter sa chance, elle repartait presque aussitôt avec des traces de griffures et de coups sur le visage et les bras. Quelques expériences de ce genre avaient suffi pour que Victoire puisse s'élever au rang de ceux qu'il fallait se garder de contrarier. Elle ne s'en plaignait pas et passait la plus grande partie de son temps avec Mik qui faisait ce qu'il pouvait pour tenir le coup. La fatigue avait creusé de grosses cernes sous ses yeux et Victoire, qui craignait que son ami ne soit tombé malade, le protégeait et l'aidait du mieux qu'elle le pouvait.
Victoire entendit son ventre gargouiller. Elle avait désespérément faim et il ne se passait pas une minute sans qu'elle songe aux délicieux plats de sa mère.
Lutter pour manger, pour éviter les coups de fouets, les coups tous courts, pour oublier le froid et l'avenir sinistre qui les attendait... Victoire se rappela les soirs au coin du feu où son père leur racontait le monde, à elle, ses frères et sœurs. Une fois, la discussion avait tourné vers les marchés d'esclaves qui s'installaient pour quelques jours dans le village. Victoire, alors âgée de cinq ou six ans, avait été effrayée par ces êtres décharnés et sans joie qu'on vendait enchaînés sur des estrades de bois au centre de la place. Hugue le Bon Gros lui avait expliqué comment ces hommes, ces femmes et parfois ces enfants avaient fini par atterrir là, les difficultés qu'ils rencontraient pour survivre, leurs espoirs d'être achetés par de bons maîtres qui les traiteraient un peu mieux que des bêtes. Hugue connaissait en détails tous cela car il s'était lié d'amitié avec un ancien esclave dans sa jeunesse. Il avait raconté à ses enfants ce que la plupart des gens préféraient ignorer, des choses telles que l'indifférence de l'Empereur pour ces trafics pourtant interdits depuis deux cents ans mais qui avaient repris de l'ampleur sous son règne. Aujourd'hui, Victoire se disait que leurs conditions de vie n'étaient pas très différentes de celles décrites par son père. Comme des animaux que l'on se préparait à envoyer à l'abattoir, on se souciait peu de s'ils mangeaient bien, se lavaient ou étaient simplement heureux. Cette pensée faillit tirer des larmes à la fillette.
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La couleur du sang
FantasyPar un matin d'hiver, un chasseur trouve dans la neige une petite fille à l'aspect étrange, qui n'est pas morte malgré le froid. Il la ramène chez lui en se demandant s'il fait le bon choix. Le soir même, à des centaines de lieues de là, un traître...