Poussière de Lune.

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- 16 Juillet 2006
   
   
   

Je me suis retrouvé à Waterford à dix-neuf heures. Il ne faisait pas spécialement beau et ça m'a déprimé plus qu'autre chose. En plus de quitter mes potes pour deux semaines, je me retrouvais dans un trou paumé avec la mer à côté, où mon père et mon frère allaient me traîner toute la journée à la plage alors que j'aurais pu être en train de gratter une guitare dans ma chambre ou de faire du vélo dans les rues de Mullingar. C'était franchement mal parti.
 
Je ronchonnai en silence en rangeant mes affaires dans l'armoire qui m'avait été attribuée. Nous venions d'arriver dans la petite maison que mon père louait pour ces quinze jours et j'avais au moins la chance d'avoir ma propre chambre, sans que je n'aie à la partager avec mon frère qui s'était attribué le clic-clac du salon. Il ne le dirait pas mais j'étais persuadé qu'il ferait le mur dès qu'il se serait trouvé des potes en ville, alors le salon lui permettait de passer par la porte le plus vite possible, donc le plus silencieusement possible. La soirée a été passée à ranger nos affaires et mon père nous a emmenés au restaurant pour fêter notre arrivée. Nous avons atterri dans un restaurant près de la plage et je n'ai cessé de soupirer à chaque fois qu'une mouette s'approchait de moi ou de la table en général. Je savais que cela agaçait mon père mais je ne pouvais m'empêcher de faire remarquer que j'étais mécontent de ce séjour. Et dire que Sean m'avait proposé de faire une fête cette semaine et que je passais à côté de ça ... Sans compter la nouvelle console de Darragh qu'on devait baptiser tous les trois et que j'allais devoir oublier pour ces deux semaines. Mon père voulait qu'on s'amuse tous les trois et moi, je voulais juste qu'il me foute la paix. Je ne voyais pas encore les sacrifices financiers qu'il faisait pour nous, j'étais égoïste et aveugle, j'étais un petit con en pleine crise d'adolescence.
 
Arrête de faire la gueule, maugréa Greg en enfournant une fourchette de ses pâtes au saumon dans sa bouche. On est là depuis trois heures et on dirait que tu te fais déjà chier.
Je me fais déjà chier, renchéris-je. Je sais même pas pourquoi on est là.
Pour passer de bonnes vacances, soupira mon père.
C'est pas ici qu'on devrait être, alors.
Arrête, Niall. Ça suffit, arrête de ne penser qu'à toi, arrête de penser qu'on ne veut que t'embêter tout le temps, arrête de penser qu'on veut te faire du mal à chaque fois. Je voulais que vous découvriez autre chose que Mullingar et Dublin, ça fait des années et des années qu'on n'a pas vu la mer, alors profite un peu du calme et du bruit des vagues et arrête de saper notre moral.
 
Sur ces mots, mon père avala d'un trait son verre de vin blanc et le reposa si fort sur la table que le pied s'en fêla. Honteux, il s'appliqua à masquer la casse avec sa serviette et fulmina quand je levai les yeux au ciel, exaspéré par son attitude. Ce n'était qu'un verre, il n'aurait qu'à le repayer si vraiment le patron le voyait mais c'était si discret qu'ils ne s'en rendraient compte qu'au moment de la plonge. Absorbé par mon assiette de frites, j'en oubliai la mer et ses remous, persuadé que je serais bien mieux à Mullingar qu'ici. Je terminai mon plat lentement, laissant la nuit commencer à tomber sur la plage. Le serveur alluma les premiers parasols lumineux et chauffants, passant entre les tables avec une agilité digne d'un gymnaste, souriant en retour aux vieilles dames qui le dévisageaient avec un sourire en coin, il leur demandait si elles désiraient quelque chose et elles leur tendaient leurs verres avec un œil rieur qui m'arracha presque un sourire que je réprimai, dans mon humeur boudeuse exécrable. Je voulais montrer que je n'étais pas content, que je leur en voulais mais la mer me faisait de l'œil et je commençais à me sentir mal à être un tel crétin. Je fumai intérieurement, en proie à un dilemme qui me tiraillait dans tous les sens : allais-je abandonner ma rancœur sur la plage et me laisser avoir par le bruit des mouettes et des vagues ?
Profondément exaspéré, je me levai et ramassai mon portable avant de quitter la terrasse du restaurant alors que j'entendais Greg convaincre mon père qu'il me fallait un peu de temps tout seul. Je le remerciai dans mon for intérieur et retirai mes chaussures une fois sur la plage, appréciant la sensation du sable tiède contre ma peau. Je longeai la plage, à une allure faible. J'avais besoin d'un peu de solitude pour pouvoir revenir et m'excuser plus tard. J'avais besoin de me perdre dans la ligne d'horizon, dans la noirceur de la nuit et de ne me fier qu'à la Lune ainsi que toutes ces étoiles pour retrouver mon chemin et mon esprit rationnel.
 
La mer était magnifique cette nuit-là, d'un bleu marine resplendissant et les astres se reflétaient dans l'eau. J'aurais bien retiré mes vêtements pour aller me baigner mais j'avais déjà un peu froid et rien pour me sécher alors je me contentai de me promener tout seul, j'en avais de toute façon bien besoin pour me remettre les idées en place. Depuis quelques temps, je ne me comprenais plus, comme si quelqu'un me dictait à la lettre ce que je devais penser, faire, dire, ressentir. Le petit garçon que j'avais pu être se sentait piégé, écrasé par un homme en devenir qui ne savait même pas ce qu'il voulait. Je me sentais perdu, je me sentais seul et mes amis ne pouvaient pas savoir que j'étais un véritable dilemme ambulant. Me perdre sur la plage me paraissait une bonne option, même si je commençais à avoir froid et que l'air salé me piquait un peu la gorge. Peu importait l'état dans lequel je reviendrais, je m'en foutais, je voulais juste qu'on me foute la paix. La pénombre m'empêchait de distinguer les plus petits détails mais la lumière bleutée de la lune donnait au paysage un air magique qui me plaisait bien. Si seulement j'avais eu ma guitare avec moi, j'aurais pu m'asseoir sur le sable et gratter les cordes jusqu'à ce que je me sente mieux mais je n'avais rien d'autre qu'un vulgaire bonbon à la fraise dans la poche de mon sweat et mon portable qui n'avait plus que 15% de batterie.
Le sable me chatouillait la plante des pieds et c'était très agréable. Il commençait à se refroidir, privé de la chaleur du soleil et caressé par la douce brise. Je me sentais bien mieux qu'avec ma famille et je me sentais libre. Libre de pouvoir penser ce que je voulais, libre de cette voix dans ma tête qui m'étouffait en permanence. J'avais toujours entendus les amis de mes parents dire qu'il fallait qu'ils se méfient de l'adolescence, que c'était une « période chiante à passer » mais que tout reviendrait dans le bon sens au bout d'un moment. Personne ne m'avait prévenu que pour moi aussi, ce serait chiant. Que j'aurais à faire avec mes sautes d'humeur qui me pourrissaient la vie, que je prenais un kilo dès que je bouffais un moindre Mc Do, que je ne contrôlais plus rien dans mon corps et que j'en avais marre pour un rien. Greg n'avait pas eu à gérer tout cela, lui, il m'avait toujours raconté que l'adolescence avait été pour lui un véritable rêve avec des potes à plus savoir quoi en faire. Alors pourquoi avec moi c'était tellement le bordel ?
 
Mon regard se perdit dans la longue ligne sablée qui me faisait face, jusqu'à buter sur un corps que je ne distinguais que peu. Curieux comme je l'étais, je ne fis pas demi-tour et continuai ma route pour tomber sur une jeune fille enroulée dans une serviette de plage, les cheveux mouillés et un gros chien posé à côté d'elle. L'animal haletait, la langue pendante de sa gueule. C'était un magnifique golden retriever dont la couleur semblait être similaire au doré mais cela restait à déterminer avec la lumière du jour. Elle leva doucement la tête pour me dévisager et je pus entrevoir deux prunelles chocolat et un visage assez fin, pâle. Elle me sourit et je restai planté là, interdit. Elle avait un très joli sourire, un de ces sourires qu'on aimerait voir en permanence sur un visage, un de ceux qui dévoilent les dents et qui pourraient illuminer une ville complète. Je déglutis bruyamment et le chien sembla comprendre que je ne voulais pas bouger. Il leva son arrière-train du sol mais la jeune fille lui tapota le dos et le chien se rassit, obéissant.
 
Je peux m'asseoir avec toi ? osai-je demander, timidement et la voix peu assurée.
 
Elle ne hocha pas la tête tout de suite et j'en vins à me traiter de crétin d'être si direct, mais une fois l'autorisation donnée, je me sentis beaucoup mieux. Je m'assis à ses côtés, perdant mes yeux dans l'horizon face à moi. La mer était magique, elle reflétait la Lune et toutes les étoiles, la faisant scintiller de mille feux.
 
Je m'appelle Niall.
 
La brune m'offrit un nouveau sourire et je sentis mon pouls s'accélérer. Elle ne répondit rien mais le chien coucha sa tête sur ses genoux avant qu'elle ne lui caresse gentiment le crâne. Elle était mignonne. Très mignonne. Le genre de fille que j'aimerais réellement connaître à Mullingar. Sur ses bras, la chair de poule faisait s'hérisser chacun de ses poils. Je m'inquiétai de son état aussitôt en retirant les pans de mon sweat pour lui passer.
 
Tu as froid ?
 
Elle haussa les épaules. Je reportai mon regard sur la mer, si calme. Elle n'avait pas envie de parler, je pensais et je ne savais pas quoi faire pour la sortir de son mutisme. Peut-être aurait-elle préféré que je m'en aille ? Je n'en savais rien. Elle m'intriguait alors que je ne la connaissais pas le moins du monde. Elle ne m'avait même pas répondu quand je lui avais dit mon nom.
 
C'est joli ce soir.
 
Ses lèvres esquissèrent un nouveau rictus. Elle avait l'air heureuse et ça me redonna un peu de confiance en moi.
 
Tu veux que je te laisse, peut-être ?
 
Elle secoua la tête de gauche à droite et tapota ma cuisse, comme pour me dire que j'étais bien ici. Elle poussa la tête de son chien et se rapprocha de moi pour poser la sienne sur mon épaule. Le chien reprit sa place, nonchalamment et mon cœur se mit à battre à pleine vitesse. Dire que je comprenais ce qui se passait serait mentir, je n'avais aucune idée du comment du pourquoi, mais je me sentais bien et visiblement elle aussi et ça nous suffisait. Elle caressait son chien, d'un air absent, le regard perdu dans l'immensité de la mer et je dessinais des ronds dans le sable. On ne se connaissait pas mais on s'appréciait déjà, c'était si simple mais si étrange que je décidai d'arrêter de me poser des questions pour apprécier le moment présent. Elle avait sûrement besoin d'une présence, comme moi. Nous restâmes de longues minutes assis sur le sable, à regarder les étoiles et les vagues, c'était magnifique. Elle aussi, elle était magnifique.
 
J'aime bien quand le ciel est comme ça, osai-je souffler pour rompre le silence. Quand on dirait que les étoiles sont de la poussière de Lune. C'est joli, ça m'inspire plein de choses. Ça me donne envie de voyager, de prendre ma guitare et de composer.
 
Elle leva la tête et son sourire s'agrandit encore plus. Aux coins de ses yeux se formèrent quelques petites rides et mon cœur me lâcha, totalement. Elle se redressa et je me sentis tout à coup seul et vide, j'avais froid et qu'une envie : qu'elle repose son crâne sur mon épaule. A la place, elle traça quelques formes dans le sable, me claqua un baiser sur la joue et se leva avant de déguerpir, son chien sur ses talons.
Elle était partie aussi vite qu'elle était arrivée. Je me retrouvai comme un imbécile, le cul planté dans le sable, j'avais froid, plus que 5% de batterie et il était presque une heure du matin. Mon père m'avait envoyé un SMS en me disant que le volet de ma chambre n'était pas fermé et que je pourrais rentrer par là. Je soupirai bruyamment, m'appuyant sur mes paumes de mains pour me relever. Je les essuyais sur mon bermuda, sur mes genoux et jetai un dernier coup d'œil aux étoiles et à la mer parsemée de petites tâches fluorescentes. Je ne me remettrais pas de cette soirée, je le savais déjà. Je n'avais encore jamais expérimenté une telle magie de l'instant, ce genre de magie qu'on ne voyait que dans les films et pourtant, je me retrouvais là, avec le cœur en vrac à cause d'une fille dont je ne connaissais même pas le prénom. Ma joue me picotait comme pas permis à cause d'un pauvre baiser et mon visage était en feu. Je n'allais sûrement jamais la revoir et je me sentais plus vide que jamais. Je voulais la revoir, j'avais besoin de la revoir.
 
En ramassant mon portable que j'avais posé à côté de moi, sur le sable, mes yeux restèrent accrochés sur les formes qu'elle avait dessinées avant de partir.
Ou plutôt, les mots qu'elle avait écrits.   

DEMAIN
15 H
ICI MEME

You Are My Snowflake.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant