Un chameau et un hélicoptère

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Gudule et Robert se mirent à l'abri dans l'angle du couloir. Les carottes de la police secrète avançaient lentement et en rangées, insensibles aux éclaircies que Robert venait de faire dans leurs rangs, nombreuses et disciplinées, comme sorties des rêves d'un général russe.

« Qu'est-ce qui nous reste ? Dit Gudule.

Robert compta ses coquilles d'huîtres. Dix. Bien lancées, cela faisait dix victimes légumineuses – mais ce ne serait pas suffisant.

Gudule regarda la peluche du Monstre Spaghetti. Peut-être pourrait-elle les distraire.

— La fenêtre, dit Robert.

Gudule se traîna jusqu'à la fenêtre du couloir et y passa un petit bout de sa tête. Le bâtiment tout entier était encerclé et des hélicoptères de la police secrète continuaient d'affluer comme les clients d'un supermarché en soldes.

Gudule se força au calme, du moins pendant la première demi-seconde. La suivante, il dut reculer face à une salve tuberculeuse. Une pomme de terre traversa la vitre et étala sa pulpe amidonnée sur le papier peint.

— La situation n'est pas optimale, expliqua Gudule.

Il leur restait quelques minutes avant l'inéluctable capture. Le temps pour une petite explication, un discours ou une plage de pub.

— Euh, comment est-ce que tu as connu CN ? Demanda Gudule.

— Monétairement. Je suis Robert, le mercenaire.

— Ah, logique.

— Mais je le fais aussi par altruisme, car je ne supporte pas l'oppression. Regarde-moi, Gudule. Je suis une huître. La plupart de mes semblables sont encore sous le joug de l'humanité, placés dans des bassins pollués. Leur seule porte de sortie est d'être dévorés vivants lors de festivités baroques, en empoisonnant à leur tour par le plomb qu'on leur a fait bouffer. Je suis déterminé à œuvrer pour la libération des huîtres, Gudule. Mais c'est un combat de longue haleine, et je n'en verrai sans doute pas la fin.

Robert réunit ses dix dernières coquilles, se dressa face à la marée orangée et s'apprêta à lancer une réplique cinglante lorsqu'il fut interrompu par un chameau.

Ce dernier avançait mollement au milieu du troupeau de carottes, trop choquées par sa présence perturbatrice pour prendre une quelconque mesure envers l'animal. Gudule se frotta les yeux pour y voir plus clair, et manifestement cela n'arrangea rien, puisque le chameau se trouva remplacé par un marchand de tapis.

— Excusez-moi, dit-il en étalant ses carpettes dans le couloir.

— Qui êtes-vous ? Dit un des sbires de Rodolphe-Albert.

— Je suis marchand de tapis. Je sais que vous avez besoin de tapis, sinon je ne serai pas là. Je vais vous vendre des tapis que vous ne possédez pas.

— Il y a plus urgent, dit la carotte.

— Faux ! Il n'y a rien de plus important que la décoration intérieure. C'est le secret d'une vie bien réussie. Et j'ai ici la meilleure qualité, pour vous, rien que pour vous, à un prix exceptionnel qui m'arrache le cœur rien qu'à l'imaginer. Et la rate aussi.

— Je...

— Soutenez-moi que vous n'avez pas ce tapis chez vous. N'est-il pas exceptionnel ? Ne s'agit-il pas du plus beau tapis qu'un inconnu ait jamais essayé de vous vendre pendant une de vos opérations secrètes ? Bien ! C'est une occasion qui ne se présentera plus jamais. Il vous le faut ! Je vous fais une réduction incroyable ! C'est de la pure laine de chameau Mérinos nain, cousue main par mes propres enfants. Admirez son soyeux et sa douceur incomparable. Résiste aux mites, qu'il empoisonne grâce à ses taux élevés de formaldéhyde et de solvants toxiques. En bonus, la photo de groupe des écoliers chinois qui ont participé à la fabrication. Tout ça pour vous ! C'est une offre exceptionnelle ! Regardez au dos. « Made In China ». Cela certifie qu'il a bien été fabriqué à China, la petite bourgade où vivent ma femme, mes enfants, mes grands-parents, mes oncles et tantes, mes neveux, mes filleuls... un endroit où il fait bon vivre, à l'ombre des oliviers et dans les allées paisibles des orangeraies. Vous avez rêvé d'avoir un olivier chez vous, pas vrai ? Vous avez rêvé d'avoir un petit bout de paradis avec vous ? Ne cherchez plus !

Les carottes allaient protester, lorsque les tapis prirent vie et se jetèrent sur elles.

— Vous... vous... dit Gudule en essayant de prendre conscience de ce qu'il était en train de voir.

Des carottes se débattant avec des tapis vivants. Les événements prenaient une tournure telle qu'on les aurait crus surgis de l'esprit de CN sous mescaline.

— Je suis un charmeur de tapis, expliqua le marchand en époussetant ses manches. C'était la deuxième option, avec la transformation en chameau, du cursus de mon école de commerce. Sur ce, que diriez-vous de prendre le large ?

— Il me semble que j'ai entendu parler de vous, dit Gudule. Mais vous n'étiez pas un acolyte de @JBSchrottenloher ?

— Acolyte non, mais je lui ai vendu des tapis. Venez, c'est par ici.

Ils montèrent les escaliers, ne rencontrant sur leur chemin – par miracle ? – que des locataires énervés par le bruit.

Sur le toit de l'immeuble les attendait un hélicoptère de la police secrète, abandonné par les troupes de Rodolphe.

— Je l'ai gagné au poker tout à l'heure en arrivant, expliqua le marchand. Je serais bien reparti en tapis volant, mais je n'ai plus de tapis, voyez-vous.

— C'est juste, dit Gudule.

— Remarquable, dit Robert.

Lui-même mercenaire à temps partiel, il ne pouvait que reconnaître un tel professionnalisme.

— Je le fais pour l'argent, dit le marchand-chameau en faisant décoller l'appareil.

Gudule s'assit derrière et mit sa ceinture à la peluche du Monstre Spaghetti, qui dit « Râ-men ».

Ils s'envolèrent dans le ciel de la ville (Paris, New York ou ce que vous voulez si cela augmente les ventes) en passant tout à fait inaperçus, dans l'effervescence générale.

— Êtes-vous mandaté par CN ? Demanda Robert.

— Hum, non. Mais nous avons retrouvé sa trace. J'ai été envoyé pour vous faciliter le trajet.

— Par qui ?

— Les Guduliens Gourmands, bien entendu. Cookie ?

Tout en dirigeant l'appareil d'une main, il fit circuler un bocal de cookies de l'autre. Gudule en prit un avant d'apercevoir le prix sur l'étiquette.

— Les Guduliens Gourmands ont été dissous, dit Gudule. La plupart des membres de mon fan-club sont en prison.

— Erreur, cher ami. La résistance est tenace.

— Diantre.

— Nous avons réussi à localiser CN au Bhoutan, dit le marchand-chameau. Nous pensons qu'il s'est rendu là-bas afin de trouver le moyen de vaincre définitivement Rodolphe-Albert. Mais si nous l'avons localisé, Rodolphe aussi. Il est donc primordial de le trouver en premier.

— Il ne me dit jamais rien, bougonna Gudule.

— Il a fait ça pour vous protéger.

— Hum, dit Robert. Quel est votre nom, marchand ?

— Je suis... le Chevalier Magouille. »

Les chroniques de GuduleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant