CHAPITRE PREMIER

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Engoncée dans mon anorak bleu beaucoup trop épais, je suis au bord de la crise de nerfs. Pourtant, je le sais, rentrer dans une voiture encore emmitouflée dans son manteau est une mauvaise idée. Déjà parce que quand je tourne la tête pour checker mon angle mort, les poils de ma capuche me grattent le nez. Ensuite, et c'est là que je suis à la limite de décompenser, quand ma ceinture vicieuse se bloque alors que j'essaie de me pencher et que je tente en vain de la décoincer. Bilan, je finis par sortir de la voiture, pour me débarrasser de cette doudoune diabolique et recracher la touffe de faux poils que je viens d'arracher à pleines dents pour me venger.

- Zen Sidney...

Je prends sur moi le temps de faire glisser la fermeture éclair jusqu'en bas. Il ne manquerait plus qu'elle se coince dans la doublure et je le jure, je pourrais m'immoler rien que pour atomiser ce manteau bon marché ! Enfin découverte et congelée, je remonte dans ma voiture et démarre sans plus attendre.

Je suis comme ça, du genre survolté du matin au soir. Une grande émotive il paraît ! Alors dès qu'une émotion pointe le bout de son nez, j'ai tendance à fortement l'extrapoler. Et ça marche pour tout. Quand je pleure, il me faut obligatoirement la boîte entière de mouchoirs et des gouttes sous la langue pour me calmer. Quand quelque chose me fait rire, il paraît qu'on m'entend jusqu'au bout du quartier. Et quand je m'énerve... Bref, j'ai beau essayer de me raisonner et de rentrer dans la peau de la fille de 23 ans que je devrais être, le naturel est dur à repousser.

J'enfonce un écouteur dans mon oreille quand j'entends mon portable vibrer sur le siège passager.

- Sidney j'écoute !

- J'ai besoin de ta chronique genre... maintenant !

Droit au but, comme d'habitude.

- Je suis en route, Oscar.

- Parfait, à tout de suite.

J'arrache l'écouteur en grimaçant. Mon boss n'est pas méchant, mais c'est un tordu. Clairement, je suis sûre qu'il s'excite plus devant ses maquettes de journal que devant sa femme. Je ne compte plus les fois où je le surprends en sueur, à se tortiller sur sa chaise pendant qu'il met en page la dernière édition. En dehors de ça, il m'a embauchée alors que personne ne voulait d'une fille qui n'avait même pas été jusqu'à la faculté. Rien que pour ça, je supporte ses manies d'asilé. Et puis au fond il est gentil et il aime ce que je fais. Un sourire s'étend sur mon visage au souvenir de sa réaction la première fois qu'il a lu ma chronique du lundi. C'est celle que je dédie à l'astrologie pimentée. En gros, je prédis des semaines dignes de cinquante nuances de raies. Je n'ai pourtant aucun don, et encore moins de vie sexuelle mouvementée. Mais j'ai une imagination sans filets...

Au croisement suivant, la circulation est beaucoup plus dense et je me retrouve bloquée dans une file de voitures sans fin. Un camion de livraison est encore stationné au milieu de l'unique voie, comme souvent dans ce quartier. Machinalement, je laisse mon regard survoler les alentours. Je regarde longuement deux filles en train de rire à la terrasse d'un café et je souris malgré moi de leur joie communicative. Puis mon sourire s'efface en lisant les émotions criantes sur le visage d'un vieil homme, assis par terre, une main tendue devant lui. Avec mon empathie débordante, je ne peux pas m'empêcher de frissonner. Il exprime tellement de tristesse, de honte et de regrets que tout cela m'afflige. Sans le quitter des yeux, je fouille dans le vide poche poussiéreux et y ramasse quelques pièces oubliées là. Après un coup d'œil au camion qui bloque la route depuis déjà plusieurs minutes et qui ne semble pas vouloir bouger, je détache ma ceinture, ouvre ma portière et zigzague entre les voitures qui klaxonnent. Dès que je me retrouve debout devant l'homme, je respire pour repousser tout ce qu'il m'inspire et m'accroupis à son niveau.

Les OubliésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant