Chapitre 4 : Ils m'inondent. Et moi j'étouffe. Je me noie.

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Musique [écoutée pendant la rédaction] : Sleeping Alone, Lykke Li.

Le bruissement des rideaux a quelque chose d'apaisant. La fenêtre légèrement entrouverte laisse passer un petit courant d'air non désagréable, en ce jour de printemps. L'été se fait déjà ressentir, à une semaine seulement du solstice. Les rayons de soleil éclairent la pièce avec une luminosité sans pareil et les bruits du dehors, faits de paroles et de rires, arrivent tout doucement à mes oreilles. Je suis tout recroquevillé dans mon fauteuil, autour de ce qui me semble être une bouteille. Je m'agite dans mon sommeil, grogne et ouvre les yeux. Ma main gauche vient protéger ces derniers de la soudaine luminosité et je grogne à nouveau, tandis que mon nez se plisse et que ma main gauche se resserre sur la bouteille à moitié vide.

Au bout de quelques minutes ainsi, je soupire et entreprends de me lever. Mon corps, tout plié depuis trop longtemps, doit s'habituer à bouger de nouveau. Une fois sur mes jambes, je vacille un instant avant de retrouver mon équilibre. Je pose la bouteille sur la table devant moi, parmi des cartons, des notes et une plume abîmée. D'un pas désinvolte, je me dirige vers la fenêtre ouverte, attrape la poignée de celle-ci et, alors que je vais pour la fermer, mes yeux s'arrêtent sur la foule au-dehors. Les couleurs semblent avoir été restaurées, les enfants ont l'air habités par le bonheur, les rires éclatent d'un bout à l'autre du Chemin de Traverse. On se bouscule partout. On se bouscule devant les devantures de la librairie, du magasin de sport, de la couturière. On se bouscule pour vivre. Il y a longtemps que je n'avais pas vu le Chemin de Traverse aussi joyeux. Cela suscite chez moi un certain sentiment d'apaisement. Je tourne violemment la tête à droite, ma voix prête à prononcer un mot, un mot simple, avant de m'arrêter subitement.

Le prénom meurt sur mes lèvres et il me faut quelques secondes avant de reprendre contenance. Je ferme les yeux, fronce rageusement les sourcils et claque avec violence la fenêtre. Le bruit retentit dans tout l'appartement et peut-être que des oreilles attentives auraient pu l'entendre en contrebas. Mais la foule a trop à faire. Elle a vivre et rire, elle. Elle regarde autre chose. Une devanture barricadée, abîmée, presque abandonnée, ça n'intéresse personne. Personne.

Je tire sur les rideaux avec rage et l'obscurité se fait dans la pièce. Le bruit s'est atténué, mais on peut toujours l'entendre en fond. Dos à la fenêtre, je glisse tout doucement contre le mur et plonge la tête dans mes mains. Les quelques poils de barbe naissante grattent ma peau. La sensation désagréable de la saleté m'enveloppe. Cette sensation qui vous colle une désagréable impression d'impropreté, de malaise, de désordre. Ça m'enveloppe. À nouveau, je soupire et je me couche par terre. J'espère m'assoupir une nouvelle fois mais mon espoir est vain. Je me relève et contemple d'un air vide la pièce face à moi. Puis je me rappelle avec agacement qu'elle doit passer. Elle me l'a dit. Pour une fois qu'elle prévient.

Mais je me serais bien gardé d'une telle visite, comme d'habitude. Elle est agaçante, terriblement agaçante. Quelle plaie, vraiment. Je crois que je préférais presque quand c'etait l'autre. Fidèle à moi-même, je décide de l'ignorer, comme à chacun de ses passages. J'attrape la bouteille à moitié pleine et me dirige d'un pas lourd vers ma chambre où je me laisse tomber sur mon lit au drap déchiré. Des minutes durant je demeure ainsi. Des minutes qui me font ressentir chaque fois un peu plus le manque de ta personne. Le silence pesant crit ton absence partout. Partout.

Toujours.

Avec des gestes lents, je me relève. M'assois sur mon lit. Regarde tout autour de moi. Le mur en face où sont accrochés mes vêtements. Le miroir recouvert d'une chemise rouge. Ma table de nuit où s'empilent des petits objets, plus ou moins utiles. Un vase, trois feuilles, des flacons, un bonbon. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. L'air semble s'être arrêté. Les poussières ambiantes donnent l'impression d'avoir arrêté leur course incessante et vaine. Le brouhaha extérieur n'est qu'un souvenir, comme tout le reste. Comme tout le reste.

Le vase se brise en mille morceaux, les fleurs fanées se répandent sur le sol silencieusement. Le petit flacon roule bruyamment jusqu'à mur qu'il rencontre violemment, se brisant au passage. Les feuilles volent et retombent doucement. Trop doucement. Je les attrape au passage, les déchire en de multiples morceaux et j'hurle, j'hurle à m'en arracher les poumons. Sans crier gare, je tombe à genoux et mon corps est violemment secoué de sanglots. Je n'arrive pas à respirer, j'étouffe. J'étouffe dans cet appartement, dans cette chambre. J'étouffe. J'étouffe. Mais je refuse de sortir. Cette absence, cette absence, je veux la ressentir chaque jour. Je ne peux me résoudre à avancer, à t'oublier, Fred. Tu es une trop grande part de moi-même. Que tu sois mort, et enterré, n'y changera jamais rien.

Jamais.

Mes doigts s'agrippent littéralement à mes vêtements, à ma peau que j'écorche, à mes cheveux que j'arrache, le tout avec une joie malsaine. Mes larmes, encore et toujours, coulent sur les sillons tracés depuis déjà quelques semaines. Il y a quelque chose de terriblement satisfaisant dans la souffrance. Quelque chose de franchement fascinant. Et un petit quelque chose de désolant. Pourquoi ai-je envie de souffrir autant ? Pourquoi est-ce que je ressens ce besoin irrépressible de ressentir ton absence ? Tant de questions auxquelles je n'ai pas de réponse. Le monde est fascinant, l'univers est terrifiant, et tout tourne normalement, et mes pleurs sont désespérants. Mes souvenirs sont multiples et ils reviennent à la surface, comme autant de noyés de la Tamise. Ils m'inondent.

Et moi j'étouffe.
Je me noie.

Des genoux rejoignent les miens sur le sol de bois. Une main passe dans mon dos, une autre approche ma tête contre une épaule que je ne connais que trop bien. Mes sanglots ne s'arrêtent pas pour autant cependant, au contraire. Et la jeune femme attend. Elle attend que ça passe, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Elle ne peut te ramener, Fred. Personne ne le pourra jamais. Et je dois apprendre à vivre ainsi, mon jumeau parti. Apprendre à vivre.

Apprendre à vivre à quelqu'un qui a, hélas, trop appris de la Mort.

Je relève la tête, le regard fixé sur le mur en face de moi. Mes larmes coulent encore et j'essaie de reprendre mon souffle. De me calmer. J'essaie de me concentrer sur la fille à côté de moi. J'inspire pendant six secondes. Elle passe sa main dans mes cheveux avec un geste rassurant et maternel. Attend six secondes. Ses yeux sont fixés sur moi, certainement inquiets, je le sais. J'expire pendant six secondes. Du bruit se fait entendre et des pas franchissent le seuil de la chambre. Attend six secondes. Elle - qui a accompagné qui ? -, elle demeure debout, et du coin des yeux, je peux deviner ses yeux rouges. J'inspire pendant six secondes. Ils le sont moins que la dernière fois cependant, et ils ne sont plus boursoufflés. Attend six secondes. Elle est bien habillée, et elle porte le petit sac qu'on lui a offert, Fred. J'expire pendant six secondes. La main quitte mes cheveux pour venir essuyer les larmes sur mes joues. Attend six secondes.

Notre sœur s'approche doucement, comme incertaine. Son comportement n'est pas normal. Depuis quand, Fred, est-elle incertaine ? Et la réalité m'arrive en pleine figure. Depuis ta mort. Ta mort a brisé quelque chose en nous, elle nous a déstabilisés, tous autant que nous sommes. Parce que tu n'es plus là et que ton absence se fait ressentir partout, toujours. Dans l'espace. Dans la forme de la plante. Dans le ciel gris au-dessus de nos têtes. Dans les rayons du soleil fugace. Dans la plume abîmée. Dans le prospectus de la boutique, dont tu as fait les dessins. Dans le gel douche que tu as laissé sur le rebord de la baignoire. Dans cet air ambiant, irrémédiablement vide. Ton absence. Elle est partout. Tout autour de nous. Tout autour de moi.

J'inspire et retiens mes larmes. Notre sœur me prend dans ses bras comme elle peut. Elle ne dit rien. Elle se contente de ma présence. De ma présence si rare, voire nulle, ces derniers temps au Terrier. Au Terrier, où ta présence était si remarquable et remarquée, plus encore qu'ici, à l'appartement. À l'appartement, où ce sont nos projets qui se sont concrétisés, nos rêves qui ont pris forme à travers nos produits. Nos produits, qui sont si blessants quand il me prend de parcourir les rayons de la boutique ou de laisser mon regard traîner dans un carton, mais qui ne le seront jamais autant que l'horloge de maman. L'horloge de maman, dont l'aiguille à ton nom ne bouge plus depuis ce jour, à tout jamais bloquée sur la mention "perdu". Comme si un jour tu allais te retrouver. Et revenir. Comme si...

Je ravale mes sanglots. De toute façon, je ne crois pas avoir de quoi pleurer encore. Je suis épuisé. Je me sens tellement épuisé. Même respirer me fatigue, ça me fait mal. Il y a un instant pendant lequel tout se fige, qui s'étire en longueur inlassablement faisant irrévocablement fî des règles du temps et j'ai l'impression que je vais sombrer dans cet instant interminable qui semble durer des minutes voire des heures qui s'étirent avec insistance dans l'espace et le temps ces longues heures. Ou une seconde ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. En attendant, je suis là, assis par terre comme une âme épuisée, ce que je suis en définitive. Notre sœur se détache de moi et s'arrête un instant. Ses doigts effleurent le sol, elle est accroupie, comme un animal sur le qui-vive. Puis elle se relève. Elle est à côté de moi, elle attend. Et notre sœur attend aussi. Elle attend. Elle me regarde. Elle fronce les sourcils. Elle a cette mimique avec sa lèvre. Elle plie les bras. Elle s'impatiente.

Elle attend. Et elle s'impatiente. Qu'est-ce que le temps ? Quel sens a-t-il, Fred ? Le temps. Va-t-il suffire à mon rétablissement ? Me rétablir. Est-ce seulement envisageable ? Est-ce seulement pensable ? J'en doute. Et je suis convaincu que les autres aussi, ils doutent. Je le vois dans leurs yeux. Elle s'inquiète et se demande si ça en vaut le coup. Elle, avec ses cheveux roux, semble peu certaine du futur. Elle se pose des questions, beaucoup de questions. Et je sais que maman aussi. Ils n'y arriveront jamais, Fred, à me guérir. Ils peuvent essayer de me soigner, mais ils n'obtiendront aucun résultat. Il faut qu'ils arrêtent, qu'il me laisse. Je ne les veux pas de toute façon. Ils peuvent attendre pendant encore longtemps. Je ne veux pas de leur sale pitié, de leur compassion, de leurs efforts qui s'amenuisent au fur et à mesure que le temps passe.

Notre sœur me jauge du regard et reprend sa fameuse répartie habituelle, fidèle à elle-même. Elle m'exhorte de me lever et d'aller prendre une douche. Je refuse, grogne, marmonne, conteste. Ton gel douche est toujours sur le rebord, il n'a pas bougé. Je n'ose pas le lui dire. Les seuls mots que je prononce, je les chuchote. "Je peux pas... Je peux pas...". Mais si je peux, qu'elle me dit, l'autre. Oh, elle m'agace. Elle n'a de cesse de me répéter ça depuis ton départ. Mais si, mais si, je peux, qu'elle me répète. Elle me le répète tant de fois que ses mots perdent sens. Ils n'en ont jamais eu pour moi, mais pour elle, si. Et ils perdent sens, à ses yeux, à elle aussi. Toujours un peu plus.

Peut-être est-ce parce que je ne fais aucun effort.


Bonjour ! Je suis contente de vous présenter ce quatrième chapitre ! Je l'aime beaucoup celui-la. En fait, j'aime beaucoup écrire les points de vue de George. J'espère qu'il vous plaît aussi ! Le chapitre cinq est en cours d'écriture et je crois que je l'aime bien aussi...

Sinon, j'ai fait un "plan" de l'histoire et ca me rend toute fière parce que je suis vraiment contente de ce plan, de sa signification et tout et tout !
Sur ce, bonne fin de journée à vous !

Je vous embrasse, Laura.

Nos souvenirs immortels Où les histoires vivent. Découvrez maintenant