Tonton Bébert

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À toi @Salsepareille, pour ton magnifique titre.

L'enfant était allongé dans le lit, il était seul dans cette grande chambre blanche. Il dormait... Il était recouvert de bandages, on ne voyait que son visage. Il avait perdu beaucoup de poids, il ne pouvait pas aller jouer dehors au ballon, comme tous les enfants de son âge, pleurer, comme tous les enfants de son âge, crier ou taper. Il ne pouvait plus, il n'avait jamais pu, il ne pourrait plus jamais, il n'était plus et il n'avait que neuf ans. Ses parents ne comprenaient pas, c'était un enfant, leur enfant, il était jeune, plein de vie et maintenant il ne bougeait plus, ne parlait plus, ne criait plus, ne jouait plus... Ils se demandaient comment ça avait pu lui arriver, comment ça avait pu leur arriver, comment ? Pourquoi ? Pourtant, vingt-trois heures plus tôt, cette famille était presque normale, protégée, heureuse...

***

C'était arrivé un lundi matin, la mère faisait le petit déjeuner, le père était en retard pour le travail et l'enfant regardait la télé, comme à son habitude avant l'école.

L'enfant était intelligent. Trop, peut-être. Il avait toujours été différent. Lorsqu'un enfant faisait une blague que tous les autres trouvaient drôle, l'enfant trouvait ça stupide, mais il avait au moins l'intelligence de faire semblant. Alors il essayait sans cesse de faire comme les enfants de son âge, pour ne pas paraître bizarre, pour ne pas être exclu, pour ne pas être différent. Heureusement, l'enfant n'était pas seul, il avait un ami que nul ne pouvait voir, il était vieux, très vieux, et il s'appelait Albert. Les parents de l'enfant avaient toujours cru que ce vieil homme dont leur parlait leur fils n'était qu'un ami imaginaire, une fiction, pour se protéger du monde. Plus tard, il s'est avéré qu'Albert était une maladie et on interdit à l'enfant de le revoir, sans qu'il puisse s'en empêcher.

L'enfant aimait regarder des débats politiques et des documentaires le matin. Mais ce jour-là, il regardait une émission qu'il appréciait beaucoup, elle parlait de Docteur, de T.A.R.D.I.S., et de failles spatio-temporelles. Ce garçon aurait beaucoup aimé rencontrer la source même du savoir qu'il appelait Docteur et lorsque l'épisode fut fini, comme à son habitude, il alla dans sa chambre pour parler avec Albert de ce qu'il avait vu, à l'abri des regards, sans être entendu. Avec Albert, le garçon apprenait beaucoup de choses, à l'âge de 2 ans il savait déjà épeler le mot «ornithorynque», connaissait son alphabet et comptait jusqu'à 100. A l'age de 3 ans il savait lire, écrire, utiliser un clavier, soustraire, additionner, multiplier et diviser. Toutes ces choses, il les avait apprises seul avec Albert qui, tel le Docteur qu'il admirait tant, était source de savoir, un homme de philosophie que l'enfant admirait également. A neuf ans, le garçon savait conduire, débattre, utiliser, craquer et envoyer des virus dans un ordinateur, et lorsqu'il s'ennuyait, il aimait apprendre des langues tel que le Japonnais, l'Islandais ou l'Italien. L'enfant prodige apprenait beaucoup avec les livres dont il ne se lassait jamais. Ses parents refusaient de faire des tests pour l'envoyer dans une école adaptée à lui. Sa mère ne voulait pas qu'il parte loin, l'enfant voulait partir pour apprendre le plus possible avant la fin, mais sa mère le gardait. Il ne pouvait pas lui en vouloir, le médecin avait dit que vu le stade avancé de sa maladie il ne vivrait qu'une vingtaine d'année au maximum, mais qu'il pouvait mourir à tout moment entre ses dix et vingt ans.

Il avait neuf ans, dix mois, douze jours et 6 heures. Sa mère s'inquiétait pour lui, elle le voyait parler tout seul et elle lui avait dit des centaines de fois de ne plus croire ce que ses yeux lui disait, qu'ils pouvaient lui mentir, lui jouer des tours...

Après avoir discuté avec Albert, le jeune garçon alla chercher dans le fond de sa chambre une petite boîte dans laquelle il avait mélangé du fromage et de la réglisse. Il détestait ce mélange mais il en mangeait tous les matins. Il voulait manger des choses qu'il n'aimait pas car, en tant que malade et futur condamné, sa mère lui faisait manger tous ce qu'il aimait même si lui, tout ce qu'il avait toujours voulu, c'était être comme les autres, alors pour se sentir normal, il mangeait ce mélange...

Albert était fier de lui, et ce jour-là il dit à l'enfant qu'il était prêt, qu'il pouvait aller dehors et explorer le monde car après, il ne pourrait plus. Albert lui dit qu'il était devenu un grand, qu'il avait appris toutes les choses qu'on lui permettait d'apprendre dans ce monde et que maintenant il était prêt... c'était aujourd'hui qu'allait avoir lieu son envol.

Il prit son sac à dos, il savait où il devait aller, il s'était préparé, il avait revisité au mois deux cent fois l'itinéraire sur Google Maps. Il quitta la maison sans aucun bruit, et prit le chemin de la forêt. Il se sentait libre, il explora et vit des loutres, des oiseaux, des fleurs et beaucoup de choses qu'il avait vues dans les livres sans jamais les voir en vrai. En effet, les deux seuls endroits où il pouvait aller habituellement étaient l'école et sa maison. Sa mère voulait le protéger, mais l'enfermer le rendait malheureux. Ce jour-là, il ne voulait plus revenir, ni même entendre parler de la maison. Il était devenu un homme capable de se débrouiller seul. Il passa la journée dans la nature, il n'avait jamais appris autant, c'était le plus beau jour de sa vie. Le soir tombé, Albert lui fit découvrir les étoiles sous un autre angle que celui de sa fenêtre. Pour la première fois, l'enfant était heureux. A la fin de la journée, Albert emmena l'enfant sur un pont, au-dessus d'une rivière. L'enfant lui demanda : « Es-tu sûr que ça ne fait pas mal ? » Albert lui répondit : « Ne t'inquiètes pas, je t'ai préparé toute ta vie pour ce moment, tu demanderas monsieur Einstein, d'accord ? Bonne chance, gamin. »

L'enfant se laissa tomber, enfin prêt à être libre. Enfin prêt à accéder à tout le savoir du monde. Enfin prêt à devenir comme Albert...

***

L'enfant ouvrit les yeux, il se souvenait de l'eau, du froid qui l'avait envahi, des branches qui l'avaient cogné, puis de rien. Il ne sentait plus son corps... Il y avait un fauteuil roulant qui sentait le neuf à côté de lui. Pendant un court instant, il cru qu'il avait réussi, puis il se rendit compte des bandages qui étaient sur lui, du son des appareils qui l'entouraient, et il déduisit vite qu'il avait échoué. Son regard parcourait la pièce rapidement, les fiches, les objets. Il fit une crise d'angoisse, il respirait fort, il n'arrivait pas à bouger, il voulait crier, taper, hurler son malheur, mais son corps ne répondait plus. La seule chose qui différenciait l'enfant d'un cadavre était ses yeux qui s'affolaient dans tous les sens... Il entendit la voix de sa mère. D'un coup, ses pupilles se figèrent. Celle qui lui avait volé par égoïsme toutes les journées de sa courte vie était présente dans la pièce. Et c'était sans doute elle, encore une fois, qui l'avait empêché de partir. « Joyeux anniversaire », lui dit-elle d'abord. L'enfant en déduisit qu'il était resté inconscient un mois et dix-huit jours. « Les médecins ont dit que tu allais devoir être fort, que tu allais devoir te battre maintenant. Je t'aime... Je ne peux pas m'approcher de toi pour ta santé, mais ne t'inquiète pas, je ne t'abandonnerai plus jamais maintenant. » À ces mots, l'enfant ne pouvait plus répondre... Il aurait aimé dire à la personne qui l'avait séquestré qu'il voulait qu'elle ne soit plus jamais auprès de lui, à quel point il l'aimait, mais aussi à quel point il la haïssait...

L'enfant se battit deux jours durant, c'est ce que tout le monde lui ordonnait de faire, sans même lui demander son avis. Albert manquait à l'enfant, il pensait l'avoir déçu... Personne ne le lui disait, mais il avait très vite deviné qu'il ne pourrait plus jamais marcher ou encore toucher. Car son esprit était désormais enfermé dans un corps inutilisable. Il s'était toujours dit qu'il voulait mourir un peu avant ses dix ans, car il voulait donner au moins neuf ans et demi à sa mère, mais il ne voulait pas avoir à survivre par traitements insupportables pendant dix ans de plus.

Le matin du troisième jour, au réveil de l'enfant, Albert était à ses cotés. Pour la première fois depuis son réveil, l'enfant était heureux. Alors, Albert lui tint ce discours : « Salut bonhomme, tu es en retard... Ne t'inquiète pas, je ne t'en veux pas, je sais que ce n'est pas de ta faute. Mais maintenant, qu'est-ce que tu attends ? Tu as l'impression de ne pas avoir le choix parce qu'ils ne te laissent pas le choix... Tu te rappelles de ce que je t'ai dit, tu es un homme maintenant, tu es libre de tes choix. Tu as fait ce que tu avais à faire, tu as appris ce que tu avais à apprendre, tu as le droit de partir, ils comprendront. Ne t'inquiètes pas, je suis là, j'ai toujours été là, et je serais toujours là pour toi. »

A ses mots, l'enfant esquissa un léger sourire. Il arrêta de se battre. Il ferma les yeux. Un, deux, trois... quatre... cinq... siiiix... Sa respiration était plus lente, son cœur ralentissait et, dans sa dernière expiration, une larme coula le long de sa joue. Ce n'était pas une larme triste, c'était une larme de soulagement, de bonheur, de liberté...

Mes histoires à moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant