17

1K 63 8
                                    


Ce soir, comme tous les soirs, je suis seul chez moi. J'ai laissé la télévision allumée, sans même la regarder, juste pour avoir un fond sonore, une présence. Sur le plan de travail de la cuisine, il y a les restes de mon dîner : un sachet de bretzels éventré, une bouteille de coca zéro à moitié vide, un morceau de gruyère et quelques bonbons Haribo. D'habitude, je me fais des nouilles japonaises ou une pizza mais là, j'avais pas envie.

Je feuillette distraitement la pile de bouquins que j'ai commandés sur Amazon. Il y a « la drague pour les nuls », « les relations amoureuses pour les nuls », « Les 50 règles d'or de la séduction » et aussi le « Dictionnaire des fantasmes, perversions et autres pratiques de l'amour ». Je me sens pathétique. Avec ma bouffe d'éternel étudiant célibataire et mes bouquins d'intello coincé, je dois vraiment avoir l'air d'un minable. J'ai même pas une bouteille de whiskey pour me donner un peu de contenance. Au moins si je me bourrais la gueule en fumant des Marlboro, j'aurai peut-être l'air un peu viril.

Cet après-midi, au bureau, ils se sont tous foutus de ma gueule. Pas directement non, pas en face. Mais, à mon retour du salon de coiffure, je voyais bien qu'ils riaient sous cape. D'ordinaire, leurs petits commentaires, leurs remarques l'air de rien sur ma tenue, ma coiffure, mon allure, je m'en foutais. Mais je suis devenu hyper sensible. J'interprète la moindre lueur amusée dans un regard, le moindre chuchotement comme une attaque personnelle.

C'est Kevin qui a attaqué le premier. « Jolie coupe » a-t-il dit. « T'as un rencart ce soir ? ». S'il en était resté là et avait tourné les talons sans insister j'aurais pu prendre ça pour de la camaraderie, voire même pour la gentillesse mais il m'a dévisagé quelques secondes de trop et j'ai lu beaucoup de choses dans son regard : de l'interrogation, mais aussi une petite lueur ironique qui m'a franchement agacé.

Donc, puisqu'ils se moquent de moi, je me suis dit qu'allais faire pareil. A leur manière : hypocrite, lâche. Ce soir, le système informatique plantera. A 21H30 et 30 secondes, précisément, soit exactement 30 secondes après le démarrage des sauvegardes quotidiennes. Et on ne pourra même pas dire que c'est ma faute : je serai parti et ce n'est pas moi qui a mis le système de sauvegarde en place. C'était un stagiaire qui, depuis, a trouvé du boulot ailleurs. Un coupable idéal (dans leurs têtes « stagiaire » égale sous-payé donc incompétent et fainéant). Et en plus le pauvre gars ne risque rien. Et eux, ils perdront une journée de travail et, cerise sur le gâteau, devront me supplier de trouver une solution rapidement.

Peut-être est-ce à cause de mon alimentation, quelque peu déséquilibrée, je dois bien l'admettre, que je déprime autant. Ou bien est-ce la météo ? Ça fait des jours qu'il n'arrête pas de pleuvoir. Ou bien c'est l'ambiance au travail ou la solitude qui me pèse de plus en plus. Je sais bien que je deviens paranoïaque, que je sur-réagis. Je devrais peut-être penser à consulter ? Ou me mettre à la méditation de pleine conscience ou aux techniques de relaxation ?

Mais non : j'écarte ces pistes d'un revers de la main. Car je sais bien que je me mens à moi-même. Que je me raconte des histoires pour ne pas voir la vérité en face. Car la cause de tout cela elle s'affiche sur l'écran de mon ordinateur. Et ce n'est ni la fatigue, ni le stress, ni l'alimentation et encore moins la pluie. La source de ma mauvaise humeur je la vois entièrement nue, agenouillée au milieu de son salon, le front contre le sol. Totalement immobile. Totalement impudique. Elle a quelque chose d'une sainte. Et d'une pute aussi.

Ce soir je n'avais pas envie de jouer à son petit jeu pervers. Je me sens fatigué. A force de mater des videos sur YouPorn, à lire et relire Sade, Rey et Pauline Réage, à m'exploser les yeux avec les BD de Manara, je frôle l'overdose. Je n'arrive même plus à regarder une fille sans aussitôt l'imaginer à poil. Pas plus tard que ce matin j'ai croisé une grand-mère, au moins soixante-dix ans, qui clopinait sur le trottoir. Et quasiment instantanément, j'ai élaborer un scénario cochon avec des retraités érotomanes et des petites mémés lubriques. Et quand je croise une gamine sortant de l'école, je baisse la tête et me concentre sur mes chaussures.

De plus, côté fantasmes sexuels, je commence à manquer d'inspiration. A chaque fois il faut que j'invente de nouveaux trucs, de nouvelles humiliations. Elle n'en a jamais assez. Elle ne pourrait pas se contenter de papoter cinq minutes avec moi au lieu de me montrer sa chatte et ses seins ? On ne pourrait pas, je ne sais pas moi, aller boire un verre ou se faire une toile plutôt que de jouer aux 120 journées de Sodome ? J'ai bien l'impression que non. Dès que j'ai un mot gentil, ou même si j'ai me malheur de prononcer une phrase sans la ponctuer de « putain », « salope » ou « grosse truie », je la sens qui se braque.

Pour ce soir, je lui ai demandé de s'agenouiller au milieu de son salon, de se courber jusqu'à ce que son front touche le sol et de rester là sans bouger. J'espérais qu'elle prenne ça pour de la torture psychologique. Ou comme une épreuve de soumission. Mais ce que je voulais surtout, c'est pouvoir la regarder dans une position pas trop obscène. Juste la regarder. Et me dire que je l'aimais.

Depuis le début j'avais pensé l'amadouer petit à petit. L'apprivoiser comme le Petit Prince apprivoise le renard et devient son ami. L'amener tout doucement à m'accepter et, qui sais, peut-être à m'aimer ? Mais je sens que je tiendrai plus longtemps comme ça. J'en ai assez. Il faut que je me conduise comme un vrai mec, pour une fois. Après tout tant pis, si elle me déteste, si je la perds pour toujours. Il vaut mieux agir que de continuer comme ça.

Mais comme je suis lâche, je décide de m'en remettre au hasard. Après tout, j'ai peut-être un ange gardien qui plane au-dessus de moi qui qui se fera un plaisir de me donner un coup de main. Je prends donc une pièce et la lance. Si c'est pile, je lui dirais tout. Je lui demanderai de se rhabiller, de s'assoir bien en face de sa webcam. Et puis je débrancherai le truqueur de voix, je désactiverai le logiciel qui anime un avatar à la place de mon visage et je me montrerai comme je suis. Je lui dirai que je l'aime, que je veux l'épouser, avoir des enfants... Enfin n'importe quoi, j'improviserai. Et si c'est face, je ne ferai rien.

Je regarde la pièce dans ma main : pile. Merde, c'est pas tout à fait ce que j'espérais. En même temps, pile ou face, c'est un peu simpliste non ? C'est bon pour des gamins. En tout cas c'est indigne de moi. Moi, je suis quelqu'un de rationnel, j'ai fait une prépa, une école d'ingé. Pas un CAP chaudronnier. Alors je décide de trouver quelque chose de plus sophistiqué.

Je lance le navigateur internet et je cherche un site qui génère des nombres aléatoires. Assez rapidement je trouve ce qu'il me faut. On trouve de tout sur internet. Le site disait se servir de données physiques aléatoires (l'heure exacte, les mouvements de la souris sur l'écran, la vitesse de chargement de la page, des bruits atmosphériques) puis se servait de ces données pour alimenter un générateur congruentiel linéaire couplé à une implémentation de l'algorithme « Mersenne Twister ». Le tout était censé produire une suite de nombres totalement aléatoires.

Bon, c'est vrai que ça revient un peu à prendre une masse pour écraser une mouche mais le côté matheux me plaisait bien. Je veux bien m'en remettre au destin mais faut que ce soit un peu scientifique tout de même. Je décidais donc que, si le quatrième nombre généré était un nombre premier alors je lui avouerais tout. Pourquoi quatre ? Je ne sais pas. C'est le nombre qui m'est venu à l'esprit.

J'ai sélectionné « générer quatre nombres » compris entre 1 et 1000 et j'ai cliqué sur « Generate ». Bon, je trichais un peu : il n'y a que 168 nombres premiers entre 1 et 1000. Ce qui me fait environ 17 % de chances de tomber dessus. Je fermais les yeux une seconde avant de vérifier le résultat :

114 / 858 / 648 / 521

Le quatrième nombre était 521. Pas divisible par 2 puisqu'il n'est pas pair. Ni par 5 car il ne se termine ni par 0 ni par 5. Ni par 3 car la somme de ses chiffres (5 plus 2 plus1 égale 8) n'est pas divisible par 3... Je cherchais à trouver mentalement un diviseur de 521. Pas moyen. 521 est un putain de nombre premier.

RoxaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant