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Depuis que je l'ai retrouvée, je suis comme sur un nuage. Quand je marche tout seul dans la rue, j'ai l'impression d'avoir des petites ailes dans le dos qui me soulèvent et me rendent léger, léger. Tout me parait beau, magnifique et digne d'intérêt. Même si, en vrai, la météo n'est toujours pas terrible et que la ville reste désespérément grisâtre et sale, c'est comme si je vivais dans le monde merveilleux de Mickey et de tous ses amis. Le ciel est bleu, le soleil brille, les oiseaux chantent, les petits lapins gambadent dans les prés et les chasseurs ont gentiment rangé leurs fusils pour aller taper le carton avec la famille Bambi. Dans les nuages je peux reconnaître des licornes, des cœurs, des fleurs... Tout le monde me paraît sympathique et je voudrais partager mon trop plein de bonheur. Embrasser les gens dans la rue, les serrer dans mes bras et leur dire combien je les aime. Même au boulot, je suis de bonne humeur. Je dis bonjour à tout le monde, je souris toute la journée, je fais la bise aux filles, je serre chaleureusement et vigoureusement la main aux garçons. Même à Kevin. C'est vous dire.

Par exemple, je n'ai pas envoyé sur les roses la secrétaire qui venait – timidement – me demander si, éventuellement, ça ne me m'embêterait pas trop de travailler un petit peu. Au contraire, au lieu de faire la gueule comme d'habitude, je l'ai accueilli avec un grand sourire et j'ai immédiatement fait ce qu'elle me demandait. Sans râler, sans soupirer bruyamment et même sans faire exprès de me tromper pour la faire enrager. C'était à tel point que, méfiante, elle a vérifié au moins trois fois le listing que je lui ai donné, cherchant à déceler le piège caché. Je la voyais parler à voix basse avec ses collègues tout en me jetant, effarée, des regards en coin. Visiblement, elle se demandait ce qui m'arrivait.

Car au bureau les gens ont peur de moi. C'est un truc que j'ai découvert récemment. A force de regarder des séries télé genre Millenium ou Black Mirror, ils se demandent de quoi un taré comme moi peut bien être capable. Est-ce que, par hasard, je ne les aurais pas espionnés quand ils faisaient leurs courses sur internet, pendant les heures de travail ? Ou est-ce que je n'aurai pas accès à leur messagerie ? Est-ce que je ne pourrais pas ressortir l'historique des sites qu'ils ont consultés ces derniers mois ? Et si j'allais voir la direction en leur disant « vous savez à quoi vous payez vos employés ? ». Ou bien, « vous savez ce que Untel dit de vous en privé ? » Et si jamais j'avais des dossiers compromettants ? Voire des photos ?

Et ce petit pouvoir de nuisance me remplit de joie. Bien sûr, je ne suis pas capable de les espionner à travers leur webcam de bourrer leurs téléphones de virus ou de pirater leurs comptes Facebook. Et même si je pouvais le faire, je suis trop gentil pour m'abaisser à ça. Mais bon, eux ils ne peuvent pas le savoir. Eux ils me voient comme le binoclard matheux qui n'a pas de famille, pas d'amis, pas de vie sociale, une sexualité bizarre (je suis persuadé qu'ils me soupçonnent de vivre avec une poupée gonflable) et rien d'autre à faire de ses journées que travailler ou jouer sur internet.

Bon, c'est vrai que, pour la sexualité ils n'ont peut-être pas tout à fait tort. Je ne vis pas avec une poupée gonflable mais ma vie amoureuse est quand même un peu bizarre. Mais j'ai maintenant bon espoir que tout s'améliore enfin. J'ai retrouvé ma petite princesse et je trouverai bien un moyen de la séduire. Ou au moins de la sortir de son délire. Après tout j'ai fait des études, j'ai fait ma classe prépa en me fatiguant à peine, j'ai eu mon diplôme d'ingénieur en passant mon temps à jouer à la PlayStation. Je suis jeune, intelligent, je gagne bien ma vie, je ne bois pas, je ne fume pas, je n'ai pas de vie dissolue ni de désirs pervers ou inavouables... Alors, ce serai bien le diable si je n'étais pas fichu de me faire aimer d'une petite caissière !

Bon, c'est vrai, il y a quand même un petit nuage dans cette journée ensoleillée. D'abord j'ai été lâche. Je suis parti sans lui dire un mot. Et en la regardant à peine. Et pourtant j'avais tant de choses à lui dire ! Mais j'étais comme paralysé.

De tout façon qu'aurais-je bien pu faire d'autre ? La prendre dans mes bras protecteurs – bien que très faiblement musclés – en lui disant : « Écoute, bébé, tu ne crains plus rien. Tu sais, le vieux saligaud devant qui tu te déshabille chaque soir, et bien - tu vas rire – c'est moi ! ». Ou bien me mettre à genoux en soupirant « Oh ma toute-belle, depuis que je mate tes petits seins qui s'agitent sur l'écran de mon ordinateur, je ne cesse de penser à toi. Veux-tu bien m'épouser ? » J'aurai aussi pu me la jouer dragueur à l'ancienne : « Dites-donc, on ne se serait pas déjà rencontré par hasard ? Vous portiez une petite culotte à fleurs. » Ou bien moralisateur façon christ rédempteur : « Tu sais, quoique que tu aies pu faire avec ta bouche ou avec tes fesses, toi aussi tu as droit au pardon et à une seconde chance. » J'aurai aussi pu m'abaisser et devenir maître-chanteur en lui envoyant des roses accompagnées d'une simple copie d'écran d'une de ces meilleures performances.

Mais même moi, qui ne suis pas l'homme le plus psychologue de la planète, je me rendais compte de la bêtise de ces scénarios. Ils ne feraient que la désespérer un peu plus et la précipiter au fond du gouffre. Alors, que moi, je voulais avant tout la sauver ! Ah, tout serait tellement plus simple si j'étais un vrai salopard. Le genre de type prêt à tout pour tirer son coup et abandonner ensuite sa proie. A moins qu'il n'en use et abuse jusqu'à ce que celle-ci soit définitivement brisée et perdue. On en voit plein, des méchants comme ça dans les films. Ils sont d'ailleurs mais personnages préférés. Car, eux, ils sont capables de tuer, de violer, de torturer sans jamais éprouver le moindre remord ou la moindre compassion. De vrais durs, quoi.

Mais bon, voilà, moi je suis le contraire. Je suis un faible. C'est à un tel point que si, en faisant la vaisselle, je casse accidentellement un verre, je suis triste. Pour le verre et que je ne pourrais pas réparer et qui vient de voir sa courte existence brisée par ma maladresse. Mais aussi pour ses petits camarades qui vont se sentir bien seuls dans l'armoire et qui, j'en suis certain, vont regretter leur ami disparu.

Et je ne suis pas spécialement doué avec les filles. C'est d'ailleurs mon deuxième nuage. Jamais, jamais de toute ma vie, je n'ai réussi à me faire aimer d'une fille. Enfin, d'une fille qui ne pas trop moche.

Mais j'étais décidé à me lancer cette fois. Après tout, si tout le monde y arrive, pourquoi pas moi. Et pour commencer j'ai pris la décision d'aller m'acheter des fringues correctes. Et puis du parfum. Du cher, pas les trucs qu'on trouve en supermarché. Et aussi j'irai chez le coiffeur. Et peut-être même chez la manucure. Et je décidai donc de ne pas passer ma pause de midi à manger des Rāmen lyophilisées en regardant des vidéos sur Youtube mais de faire quelque chose de constructif : j'allais commencer par le coiffeur.

RoxaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant