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Si je pouvais, là, tout de suite, je me mettrais des baffes. Je mérite faire comme tous ces tarés qui portent des cilices de métal ou s'autoflagellent jusqu'au sang. Je mérite de me frapper la tête contre un mur. Ou même de faire comme Roxane et de m'abaisser jusqu'à obéir aveuglément aux ordres d'un pervers sadique.

Je suis dans la file d'attente, devant la caisse de Roxane. Un petit bouquet de violettes dans une main et une boite de nouilles Ramen (soja caramel) dans l'autre. Hier soir je me suis dégonflé. Au moment de lui révéler toute la vérité j'ai coupé l'alimentation de l'ordinateur. Comme, ça, en arrachant simplement la prise. Et me voici ce matin, après une nuit passée à jouer et à rejouer dans ma tête les scénarios les plus improbables, dans la superette où elle travaille.

Les fleurs c'était bien sûr pour elle. Je venais de les acheter chez le fleuriste de la rue en face. J'aurai préféré prendre un bouquet de roses mais je n'étais pas tout à fait sûr. Etais-ce là bien ce qu'on offre à une femme pour un premier rendez-vous ? Ne devrais-je pas plutôt lui offrir une rose unique ? Ou lui acheter des chocolats ? Ou un bijou ? Ou un CD ? Un livre ? Un instant j'ai pensé lui offrir « la philosophie dans le boudoir » ou « 50 nuances de Grey » mais ce serai un peu too much. Finalement, à force de me voir roder dans le magasin, la petite vendeuse a eu pitié et m'a demandé si elle pouvait aider. Bien sûr je ne lui pas dit la vérité, du moins pas exactement. Je lui ai juste raconté que j'étais amoureux d'une fille et que je ne savais pas très bien comment le lui dire.

J'ai eu l'impression qu'elle avait toujours attendu ce moment. C'était comme si elle ne travaillait dans cette boutique uniquement dans l'espoir de pouvoir un jour aider des amoureux. Cette fille devait être née d'un croisement entre Cupidon et la marquise de Merteuil. Elle a commencé par m'expliquer qu'il ne fallait pas faire un cadeau trop onéreux car je risquais de passer pour un type qui attend une compensation en retour. La pauvre ! Si elle savait que la femme en question m'avait déjà tout dévoilé sur son corps ! Si elle savait ce qu'elle avait déjà fait devant moi !

Ensuite, elle m'a parlé « langage des fleurs », « symbolique amoureuse », et plein de choses comme ça. Ça doit être des trucs que toutes les filles apprennent dans « Jeune et jolie », « Elle », « Cosmopolitan », « Femme actuelle » etc... En tout cas, c'est peu de dire que je ne comprenais pas toutes les subtilités : Pourquoi offrir une rose pouvait tout à tour être, selon les circonstances, présomptueux, ringard, déplacé ou délicieux, attentionné, courtois ? Finalement, devant mon regard de plus en plus perdu elle a fini par avoir pitié et m'a gentiment conseillé un petit bouquet de violettes. C'est simple, discret, ni trop cher ni trop commun et elle m'assurait que cela ferait plaisir à ma fiancée sans pour autant la brusquer. Et en plus, ça allait bien avec ma timidité et mes difficultés à extérioriser mes sentiments.

« Je m'appelle Marlène. A votre service » m'a-t-elle dit au moment où je partais. J'avais l'impression qu'elle attendait que je lui demande son adresse pour lui envoyer plus tard un faire-part de mariage. Mais j'ai simplement bredouillé un « merci beaucoup » avant de sortir. Derrière moi, je l'ai entendu me crier « et surtout n'hésitez pas à revenir me voir. Je serai ravie de pouvoir vous aider ! »

Maintenant, je suis tout seul ans cette supérette, avec ces fleurs et ma boite de nouilles je me rendais compte à quel point j'avais l'air d'un con. Les nouilles c'était pour avoir quelque chose à passer à la caisse. Un alibi quoi. J'aurai pu prendre des tic-tacs ou des mouchoirs en papier, mais le premier truc qui m'est tombé sous la main était cette ridicule boite de nouilles japonaises.

Et, qu'est-ce que j'étais censé faire ? C'était bientôt mon tour et j'étais paralysé. Dans les films, les comédies romantiques, les gens applaudissent quand le beau jeune homme déclare sa flamme à la cendrillon des supermarchés. Ou se mettent à danser façon Bollywood. J'imaginais une flash-mob improbable où des danseuses en sari se trémousseraient langoureusement dans un mélange de danse traditionnelle, de disco, de hip-hop et de house dance. Le tout sous une pluie de pétales de roses. Et tout d'un coup, travelling sur le visage de Roxane, les cheveux ondoyant sous une brise venue de nulle part, les yeux éperdus d'amour pour le beau jeune homme venue la délivrer de l'infâme pervers qui la retiens prisonnière.

« Monsieur, c'est votre tour ». C'est la petite vieille derrière moi qui me fait signe d'avancer. Tiens, je croyais que les vieux ne faisaient que leurs courses le week-end, histoire d'embêter le plus possible les pauvres actifs que nous sommes. Ben non. Faut croire qu'ils font leurs courses tous les jours. Qu'ils passent leur vie dans les supérettes.

Tout d'un coup je revenais au monde réel. Dans la vraie vie, les gens ne s'extasient pas. Ils se contentent de ricaner et de prendre des photos avec leurs smartphones. Et de les poster ensuite sur Twitter : « Quasimodo déclare sa flamme à la petite caissière. Espérons qu'ils ne vont pas se reproduire. » La honte. Et après je serai condamné à errer pour l'éternité dans l'enfer numérique. J'imagine que 20 ans après, il y aura encore des types pour me rappeler cet épisode. Quant à Roxane... ce sera pire encore.

Ah si seulement j'avais écouté mon ange gardien ! Tout serait fini aujourd'hui. J'aurai tout déballé, elle aurait coupé la communication, je n'aurai plus jamais entendu parler d'elle. Bien sûr j'aurai été malheureux, mais pas plus que d'habitude. Et je me serai sans doute investit encore plus dans mon boulot, j'aurai été plus hargneux, plus méchant, j'aurai fait une bonne carrière et je me serai payé une petite femme. Au pire j'aurai pris une asiatique ou une russe. Parait qu'on en trouve sur internet.

Bon, j'ai déposé ma boite de nouilles instantanées sur le tapis de caisse et j'ai montrais, embarrassé, mon bouquet à Roxane, en lui disant qu'il venait de la boutique d'en face. Elle s'est contenté de répondre un « pas de problème Monsieur » mais, l'espace d'une seconde, j'ai cru voir une petite lueur dans ses yeux, d'habitude si inexpressifs et tristes. « Trois euros quatre centimes ».

J'ai fouillé dans mes poches sous les regards agacés des autres clients. Ils devaient se dire que quand même, j'aurai pu préparer ma monnaie avant. C'est vrai quoi, un seul article, c'est pas très difficile à calculer. Puis j'ai payé et, j'ai à peine réussi à articuler un « au revoir » avant de sortir. J'étais en colère contre moi-même, contre ma lâcheté, contre mon incapacité à aborder cette fille. J'avais à peine fait dix mètres en dehors du magasin que je jetais mes fleurs et mes saloperies de nouilles dans la première poubelle venue.

Puis mon portable sonna. C'était Kévin. « Putain, qu'est-ce que tu fous ? C'est un vrai bordel ici. Le patron est furax. Faut que tu te pointes tout de suite ! ».

Ah, oui, j'avais complètement oublié mon petit sabotage de la veille. J'ai répondu que j'allais essayer de venir rapidement et j'ai rebroussé chemin en traînant les pieds. Et là, je l'ai vue, à une quinzaine de mettre, portant encore son tablier de caissière, adossée contre le mur de la supérette. Elle devait prendre une pause cigarette. Sauf qu'elle ne fumait pas. J'ai accéléré le pas et, sans réfléchir, je lui ai dit :

« Vous savez mademoiselle, les fleurs tout à l'heure, c'était pour vous ».

Je m'attendais à me faire remballer méchamment mais elle a juste plaisanté :

« Ah bon ? Et les nouilles aussi ? »

C'était de l'ironie bien sûr, mais bête comme je suis, je lui ai dit que non, que c'était juste un article pour passer à la caisse, que je les ai choisis totalement au hasard, que ça n'avait pas d'importance.

« Ah, c'est bête, j'adore cette marque. »

J'étais complétement abasourdi et je devais avoir une vraie tête d'abruti car elle a lâché un petit sourire. Le premier sourire que je lui ai vu. J'étais sous le charme. Ensuite elle a levé sa main droite devant son visage, en la secouant gracieusement pour que je vois bien son alliance et a dit : « Et c'est Madame, pas mademoiselle » avant de tourner les talons et de rentrer au magasin.

RoxaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant