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Non mais putain, c'est pas vrai ! Ne me dites pas qu'elle a essayé de s'ouvrir les veines, cette conne ! Manquait plus que ça : une suicidaire. Ça lui suffisait pas d'être une gisquette dingue du cul et tendance sado-maso ?  Fallait en plus qu'elle soit grave dépressive. Voilà comment va le monde : vous essayez d'aider une demoiselle en détresse, vous prenez soin d'elle, vous êtes attentif au moindre de ses désirs, vous allez au-devant du plus petit de ses caprices et malgré tout cela, malgré les nuits blanches passées à la veiller, malgré toute cette énergie, tout ce travail, elle ne vous en est même pas reconnaissante. Pire, elle vous fait savoir qu'elle préfère mourir que d'avoir à vous supporter encore.

Est-ce que c'est parce que je l'ai poussée à bout qu'elle en est arrivée là ? Est-ce que j'ai été trop dur avec elle ? Trop exigeant ? Mais n'étais-ce pas là ce qu'elle voulait ? Ce qu'elle cherchait désespérément ? Moi, je ne voulais que son bonheur. Je suis le seul à avoir compris de quoi Roxane avait besoin. Et j'ai choisi de sacrifier ma vie sociale, ma vie professionnelle pour le lui apporter.

Bon, c'est vrai que le coup du pipi, c'était peut-être un petit peu exagéré. J'aurai dû rester dans quelque chose d'un peu plus soft. Et j'aurai sans doute dû éviter de la menacer comme je l'ai fait. Mais qu'est-ce que j'en savais, moi ? Mon expérience de la sexualité féminine, je l'ai acquise essentiellement dans des bouquins. Et des vidéos pornos. Surtout des vidéos, en fait.

En tout cas, jamais, jamais je n'aurai mis mes menaces à exécution. La faire chanter ? Ridicule. La prostituer ? Et puis quoi encore ? Franchement, est-ce que j'ai une tête de maquereau ? Je ne suis même pas fichu d'obliger la femme de ménage à vider la poubelle de mon bureau au moins une fois par mois alors forcer une femme à faire le trottoir ! Vous m'imaginer avec un costard à rayures et des pompes bicolores relever les compteurs en fin de journée ? N'importe quel flic se tordrait de rire rien qu'à cette idée. Tout ça n'était qu'une farce, un scénario de jeu sexuel qui a un peu débordé.

En même temps, je m'en voulais horriblement. L'idée de la perdre m'était devenue insupportable mais l'idée de lui faire du mal, d'être devenu la cause de son délire autodestructeur était encore pire. Est-ce que j'ai fait fausse route tout ce temps ? Est-ce que je n'ai fait qu'aggraver une situation déjà compliquée ? Et si par ma bêtise, j'avais complétement détruit la vie d'une personne ?

Il y avait bien cette petite voix à l'intérieur de ma tête qui me chuchotait que si elle avait vraiment tenté de se suicider, elle aurait des bandages autour des poignets, au lieu de ces quelques éraflures. Qu'on ne se suicide pas avec une lime à ongle ou avec un couteau en plastique mais plutôt avec un cutter ou un couteau bien tranchant. Qu'elle ne devrait pas être là ce matin mais aurait dû, au minimum, avoir fait un petit passage à l'hôpital, et être suivie par un psychologue ou une assistante sociale. La petite voix murmurait à mon oreille mais je ne l'écoutais pas. J'étais dans une panique totale.

Planté à quelques mètres d'elle, je restais immobile, incapable de parler, incapable de bouger, ridicule. Je n'arrivais même pas à penser à autre chose qu'à ma responsabilité dans une tentative de suicide. Je transpirais comme un bœuf, j'avais la tête qui tournait, les mains qui tremblais et la vision qui se brouillait. Je tenais ma rose devant moi, comme un enfant timide qui offrirait une fleur pour la fête des mères. Je me suis avancé un peu, comme un robot. Et j'ai bredouillé un truc du genre « pas ma faute ».

Roxane, qui avait tout d'abord pris un air faussement exaspéré, prête à me gronder pour ma tentative de drague, s'est mise à me dévisager avec des yeux ronds. Elle eut un léger mouvement de recul comme si elle voulait fuir l'espèce de fou, le drogué, le psychopathe qui se dandinait lamentablement devant elle. Et c'est vrai que je devais être effrayant avec mes yeux exorbités, mes tremblements et la sueur qui dégoulinait de mon front. Si ça se trouve, mais je n'en suis pas certain, j'avais la bouche entrouverte et un filet de bave en dégoulinait.

A quelques mètres, il y avait un passant, la cinquantaine, encore beau gosse, athlétique, cheveux gris coupés très courts, traits fins et réguliers, dans un costume bleu, sans cravate. On aurait dit un militaire ou un flic en civil. Le genre de type qui n'a jamais eu de soucis pour emballer des nanas. Je l'avais déjà aperçu tout à l'heure et il m'avait couvé d'un regard bienveillant. Maintenant lui aussi se demandait ce qu'il se passait. J'avais un peu peur qu'il me saute dessus pour me menotter et m'envoyer direct au poste. Enfin c'est ce que j'aurais fait à sa place, si j'avais été un mec de près de deux mètres et baraqué comme un judoka. Mais non. Il m'a juste fait un petit signe de la main que j'ai compris tout de suite : cela voulait dire « allez, petit, lance-toi ».

De l'autre côté, il y avait une grosse bonne femme. Elle, elle était plutôt moche et je doute qu'elle ait été belle un jour. Elle non plus ne s'est pas mise à crier « au fou, à l'assassin » mais m'a lancé des regards encourageants. Pour un peu elle aurait chanté « vas-y mon grand, vas-y mon grand, vas-y » sur l'air d'« Allez les bleus ».

Malgré ces soutiens je restais complétement paralysé. Il y avait cette culpabilité que je ne pouvais pas me sortir de la tête, la fatigue de ces dernières semaines, les émotions en chaîne. Avoir passé tout ce temps avec un jouet sexuel sans pouvoir y toucher, avoir à disposition une fille qui faisais mes moindres caprices et être en même temps si seul. Et surtout me dire que j'ai failli être responsable de sa mort. C'était trop. Je sentais ma tête qui tournait, les gouttes de transpiration qui coulaient dans mon dos.

J'avais l'impression d'être en dehors de mon corps et d'assister à la scène comme un simple spectateur. A ma droite la princesse inaccessible et à ma gauche l'infâme ver de terre qui prétend la séduire. A ma droite la belle Doña Sabine et à ma gauche le pauvre Gastibelza !

Roxane me regardait maintenant complétement effarée. Elle devait se demander sur quelle espèce de taré elle était tombée. De toute manière, cela n'avait plus d'importance. Tout était fichu. Je venais de la perdre, là en quelque secondes. Comme d'habitude, au moment crucial, je m'étais effondré. Dire qu'il y a des types qui comme ça, l'air de rien, entrent dans une boite et, sans efforts apparents, repartent au bout d'une heure avec une nana à leur bras. Et moi, après des mois de travail, je n'étais arrivé à rien. Je ne suis vraiment qu'un minable.

Après cela, il n'y aurait plus jamais d'espoir qu'elle ne m'adresse un jour la parole. J'avais envie de m'enfuir, de disparaître. Si seulement la terre pouvait s'ouvrir sous mes pieds et m'engloutir à jamais ! J'aurai voulu pouvoir faire une prière vite-fait, au cas où. Mais j'étais incapable de faire autre chose que de bégayer.

Et là, chose étrange, au lieu d'éclater de rire, Roxane s'est approchée rapidement. Elle a pris ma rose, s'est penchée vers moi et m'a embrassé sur la joue. Puis, aussitôt, elle a tourné les talons et s'est précipitée dans le magasin.

J'étais toujours immobile sur le trottoir, l'air idiot, ne comprenant rien. Un peu plus loin, le beau gosse cinquantenaire levait le pouce dans ma direction. Et la mégère de l'autre côté souriait. Bêtement, la première chose à laquelle j'ai pensé à cet instant précis, ce fut à la chanson de Dora l'exploratrice : « C'est gagné. Yes I did it ».

RoxaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant