Prologue

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Ce n'avait jamais été le destin qui l'avait porté sur ce chemin qu'il remontait avec une relative nonchalance. Le hasard ? Peut-être. Un enchaînement assez mal goupillé de circonstances aléatoires et d'évènements malheureux, au mauvais moment, au mauvais endroit ? C'était certain.

Sa démarche légère et nerveuse crissait sur le sillon de gravier, ses vieilles tennis s'enfonçaient mollement entre les cailloux et l'air relativement chaud chatouillait ses pommettes hautes. Une nuit calme s'annonçait pour la Maison de Retraite de la Brise Douce – du moins, Jayendra l'espérait.

Le croissant de lune dispensait assez peu de lumière, si bien que le visage du jeune homme semblait avalé par l'ombre des cheveux qui retombaient sur son front. Ses yeux étaient deux orbites noires et profondes, sa bouche : une fente dans la pénombre de ses traits.

Il réprima une grimace lorsque sa destination l'obligea à faire un pas dans la broussaille. Jayendra ralentit sa foulée et fit de son mieux pour rester discret.

Ses pas ridiculement grands et maladroits l'amenèrent jusqu'au bâtiment principal et ses yeux finirent au niveau d'une fenêtre paresseusement ouverte. D'une main, il poussa le carreau avec délicatesse afin de jeter un regard à l'intérieur de la pièce. Le noir accueillit ses pupilles curieuses, mais ses oreilles perçurent un ronflement explosif à quelques mètres ; un mélange de soulagement lourd et de peur froide emplit sa poitrine.

Il passa un bras au travers de l'embrasure et, d'une poussée puissante et silencieuse, se hissa dans la chambre. Le craquement léger du plancher accueillit son atterrissage.

Son cœur battait contre ses côtes ; il avait joué la scène des centaines de fois dans son esprit, pourtant, il ne parvenait pas à se débarrasser de la tension qui assaillait sa nuque.

Le ronflement berçait toujours la pièce. Jayendra sentit un soulagement coupable descendre dans son dos et il se redressa de toute sa hauteur. Les draps dessinaient la silhouette disgracieuse d'une femme âgée dont le souffle faisait danser les ombres de son buste.

Le jeune homme eut un soupir étouffé ; un mélange de pitié et d'impatience dansait sous ses poumons. Il se pinça l'intérieur de la joue et commença à se préparer : l'intrus passa ses gants et enleva ses chaussures. Tout en se déplaçant en faisant le moins de bruit possible dans ses chaussettes qui n'accrochaient pas bien le sol, il débarrassa la table de chevet – essentiellement occupée par un réveil-matin et trois photos d'un mari décédé.

Ceci fait, il alla chercher un coussin lové sur le seul fauteuil de la pièce. Les jointures serrées autour des dentelles roses, ses pensées lui donnaient le tournis. Il eut presque envie de tout abandonner. Puis la peur de perdre encore la dernière chose à laquelle il s'accrochait le secoua et il grimpa précautionneusement sur le lit. Jayendra prit soin de ne pas toucher le corps inerte ; sa posture avait été travaillée scrupuleusement afin d'éviter tout incident.

Il prit une inspiration étranglée et retint son souffle. Le cri de son cœur affolé le faisait trembler. Il n'avait qu'une envie : se relever et partir en courant. Il n'en fit rien.

Jayendra bondit. L'oreiller écrasa ses plumes sur le visage de l'endormie et ses jambes devinrent d'inébranlables poids au-dessus de la quadragénaire.

Dans un spasme étouffé, la vielle femme tenta de le repousser. Les mains bloquées et le corps plombé contre son matelas, c'était peine perdue : elle devenait la larmoyante spectatrice de sa mise à mort.

Son corps s'ébranlait de secousses brutales ; ses sanglots implorants se faisaient dévorés par le coussin. Le jeune homme, les muscles tendus par l'effort, devenait une statue particulièrement cruelle, appuyant sur la bouche de la vieille sans aucune compassion. L'aïeule était à l'agonie.

Elle tenta un dernier cri, puis le calme recouvrit à nouveau la pièce comme un voile de coton. Le léger clapotis agité des plaintes céda sa place à une eau miroitante, mais il fut incapable de bouger. Sous l'effort, ses mains commençaient à trembler et le visage de Jayendra se déformait en une grimace trempée de sueur. Il fallait qu'elle soit morte, de façon définitive et irrévocable.

Après une éternité, il se redressa prudemment, tremblant de tous ses membres. Ses grandes mains hâlées s'écartèrent du rouleau de plumes pastel et, enfin, il respira. Sa première inspiration avait une dimension salvatrice : il emplit ses poumons d'une odeur d'été, de talc et de draps propres. Sa première expiration rejeta les émois qu'il avait connu en arrachant une vie.

Sous ses côtés, les pulsations semblaient à des réminiscences.

L'esprit embrassé de coton, il descendit du lit et remit ses chaussures. Il prit une poignée de secondes pour réorganiser la table de chevet dans un ordre qu'il connaissait par cœur, puis s'intéressa à nouveau au cadavre embrassé par les couvertures pastelles.

Avec un stoïcisme qu'il côtoyait à peine, il retira l'arme du crime de la figure de l'aïeule. De ses doigts gantés, il s'efforça d'arranger ses boucles opalines et cella ses paupières afin de garder ses prunelles dans une pénombre éternelle. Ainsi apprêté, il prit une seconde pour l'observer.

Puis se détourna et s'affala dans un fauteuil. Il ne restait plus qu'à attendre.

ÉthéréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant