12. Rehab

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Au volant de la Bugatti, Milo conduisait lentement, ce qui ne lui ressemblait guère. Un silence chargé de nervosité régnait dans le véhicule.
C'est bon, ne fais pas cette tête. Je ne t'amène pas à la clinique Betty Ford non plus !
— Hum...
Chez moi, pendant une heure, nous nous étions de nouveau affrontés en cherchant sans succès les clés de sa voiture. Pour la première fois de notre vie, nous avions failli en venir aux mains. Finalement, après nous être envoyé au visage quelques vérités réciproques, nous avions fait venir un coursier pour récupérer le jeu de rechange que Milo conservait à son bureau.
Il alluma la radio pour alléger l'ambiance, mais le morceau d'Amy Winehouse ne fit qu'accroître la tension.

🎶 They tried to make me go to Rehab I said NO, NO, NO

Fataliste, je baissai la vitre et regardai défiler les palmiers le long du bord de mer. Peut-être que Milo avait raison.
Peut-être que je glissais dans la folie et que j'étais victime d'hallucinations. J'en avais bien conscience : pendant mes périodes d'écriture, je marchais souvent sur un fil. Écrire me plongeait dans un état étrange : la réalité laissait peu à peu la place à la fiction et mes héros devenaient parfois si réels qu'ils m'accompagnaient partout. Leurs souffrances, leurs doutes, leurs bonheurs devenaient les miens et continuaient à me hanter bien après le point final du roman. Mes personnages m'escortaient dans mes rêves et je les retrouvais le matin à la table du petit déjeuner. Ils étaient avec moi lorsque j'allais faire mes courses, lorsque je dînais au restaurant, lorsque j'allais pisser et même lorsque je faisais l'amour. C'était à la fois grisant et pathétique, enivrant et perturbant, mais jusqu'à présent j'avais su contenir ce doux délire dans les bornes de la raison. Tout compte fait, si mes égarements m'avaient souvent mis en danger, ils ne m'avaient jamais encore conduit aux frontières de la folie. Pourquoi l'auraient-ils fait aujourd'hui, alors que je n'avais plus écrit une seule ligne depuis des mois ?
Ah ! Je t'ai rapporté ça, me dit Milo en me lançant une petite boîte en plastique orangé.
Je l'attrapai à la volée.
Mes anxiolytiques...
Je dévissai le bouchon et observai les barrettes blanches qui semblaient me narguer au fond du tube.
Pourquoi me les rendre après avoir fait tous ces efforts pour m'en désintoxiquer ?
— Le sevrage brutal, ce n'était pas une bonne idée, expliqua-t-il pour justifier son geste.
Mon cœur s'emballa et mon angoisse monta d'un cran. Je me sentais seul et j'avais mal partout, comme un drogué en manque. Comment pouvait-on autant souffrir sans avoir de blessures physiques ?
Dans ma tête résonnaient les accords d'une vieille chanson de Lou Reed : I'm waiting for my man
Cette cure de sommeil va te régénérer complètement, me réconforta-t-il. Tu vas dormir comme un bébé pendant dix jours !
Il avait mis dans sa voix tout l'entrain dont il était capable, mais je voyais bien qu'il n'y croyait pas lui-même.
Je serrai le tube dans ma main, tellement fort que le plastique sembla sur le point d'éclater. Je savais que je n'avais qu'à laisser fondre sous ma langue l'une des petites barrettes pour me sentir mieux presque instantanément. Je pouvais même en prendre trois ou quatre si je voulais m'assommer. Sur moi, ça marchait bien. « Vous avez de la chance, m'avait assuré le Dr Schnabel, certaines personnes souffrent d'effets secondaires très pénibles. »
Par bravade, je mis le tube dans ma poche sans prendre aucun cachet.
Si cette cure de sommeil ne marche pas, on essayera autre chose, m'assura Milo. On m'a parlé d'un type à New York : Connor McCoy. Il paraît qu'il fait des miracles avec l'hypnose.
L'hypnose, le sommeil artificiel, les tubes de médicaments... Je commençais à être fatigué de fuir la réalité, même si celle-ci n'était que souffrance. Je ne voulais pas d'une béatitude de dix jours sous neuroleptiques. Je ne voulais pas de l'irresponsabilité qu'elle impliquait. À nouveau, j'avais envie de me coltiner la réalité en face, même si je devais y laisser ma peau.
Depuis longtemps, j'étais fasciné par les liens ténus entre création et maladie mentale. Camille Claudel, Maupassant, Nerval, Artaud avaient peu à peu sombré dans la folie. Virginia Woolf était allée se noyer dans une rivière ; Cesare Pavese s'était fini aux barbituriques dans une chambre d'hôtel ; Nicolas de Staël s'était défenestré ; John Kennedy Toole avait relié le pot d'échappement à l'habitacle de sa voiture... Sans parler du père Hemingway qui s'était fait sauter la tronche d'un coup de carabine. Idem pour Kurt Cobain : une balle dans le crâne, un petit matin blême près de Seattle, avec, en guise d'adieu, un mot griffonné à destination de son ami d'enfance imaginaire : « Mieux vaut brûler franchement que s'éteindre à petit feu. »
Une solution comme une autre après tout...
Chacun de ces créateurs avait choisi sa méthode, mais le résultat était le même : la capitulation. Si l'art existe parce que la réalité ne suffit pas, peut- être arrive-t-il un moment où l'art non plus ne suffit pas et passe le relais à la folie et à la mort. Et même si je n'avais le talent d'aucun de ces artistes, je partageais malheureusement une part de leurs névroses.

La filleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant