15. Le pacte

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On s'arrêta à une station-service juste après Torrance Beach. Je ne sais pas si la Bugatti avait un moteur de fusée, en tout cas, elle consommait autant de carburant !

Pacific Coast Highway South Bay, L.A
2 heures de l'après-midi

Il y avait beaucoup de monde devant les postes d'essence. Pour éviter de trop patienter, je décidai de faire le plein à l'un des distributeurs automatiques. En descendant de la voiture, je faillis pousser un cri : ma cheville me faisait de plus en plus mal et elle avait commencé à enfler. J'introduisis ma carte, composai le numéro correspondant à ma localité de résidence suivi de mon...

VOTRE CARTE NE PERMET PAS LA DELIVRANCE DE CARBURANT

Le message s'étalait en lettres digitales sur l'écran. Je récupérai ma Platinium, la frottai contre la manche de ma chemise et recommençai l'opération sans plus de réussite.
Et merde...
Je fouillai dans mon portefeuille, mais n'y trouvai qu'un malheureux billet de 20 dollars. Irrité, je me penchai vers la fenêtre côté passager :
Ma carte ne fonctionne pas !
— Ben c'est logique, non ? Vous n'avez plus un radis. C'est pas une carte magique !
— Vous n'auriez pas un peu d'argent, par hasard ?
— Et je l'aurais caché où ? répondit-elle tranquillement. J'étais nue comme un ver lorsque j'ai atterri sur votre terrasse !
Merci pour votre soutien ! maugréai-je en me rendant aux caisses en claudiquant.
L'intérieur du magasin grouillait de monde. En tond sonore, on entendait le fameux Girl from Ipanema dans la version magique de Stan Getz et João Gilberto. Un chef-d'œuvre malheureusement abîmé à force d'être diffusé sans relâche depuis quarante ans dans les ascenseurs, les supermarchés ou des endroits comme celui-ci.
Belle bagnole ! siffla quelqu'un dans la file.
À travers les fenêtres, plusieurs clients et employés regardaient la Bugatti avec curiosité et, très vite, un attroupement se forma autour de moi. J'expliquai mon problème de carte de crédit au type derrière la caisse qui m'écouta patiemment. Il faut dire que j'avais une bonne tête et accessoirement une voiture à 2 millions de dollars – même si je n'avais pas de quoi mettre dix litres d'essence dans son réservoir. Puis des questions fusèrent dans l'assistance, auxquelles je n'avais pas la moindre réponse : fallait-il vraiment verser un acompte de 300 000 dollars lors de la commande ? Devait-on actionner une clé secrète pour atteindre les 400 km/h ? La boîte de vitesses coûtait-elle réellement 150 000 dollars à elle toute seule ?
Alors qu'il venait de régler sa facture, l'un des clients – la cinquantaine élégante, cheveux poivre et sel et chemise blanche à col Mao – proposa, sur le ton de la plaisanterie, de me racheter ma montre pour me permettre de faire le plein. Il m'en proposa 50 dollars. Puis les enchères montèrent de façon plus sérieuse : un employé m'en offrit 100 dollars puis 150, tandis que le responsable du magasin monta jusqu'à 200...
C'était un cadeau de Milo dont j'aimais la simplicité : boîtier métallique sobre, cadran blanc-gris, bracelet en alligator noir, mais je m'y connaissais aussi peu en horlogerie qu'en bagnoles. Cette montre me donnait l'heure et c'était tout ce que je lui demandais.
Dans la file, chacun s'était pris au jeu et la dernière offre venait d'atteindre les 350 dollars. C'est ce moment que choisit l'homme au col Mao pour sortir de son portefeuille une épaisse liasse de billets. Il compta dix coupures de 100 dollars et les posa sur le comptoir :
Mille dollars pour vous si l'affaire se conclut à l'instant, me lança-t-il avec une certaine solennité.
J'hésitai. Ces trois dernières minutes, j'avais davantage contemplé ma montre que durant les deux ans qui avaient précédé. Son nom imprononçable – IWC – ne me disait rien, mais je n'étais pas une référence en la matière : si je pouvais réciter des pages entières de Dorothy Parker, j'aurais eu du mal à nommer plus de deux marques de montres.
Marché conclu, dis-je finalement en détachant mon bracelet.
J'empochai les 1 000 dollars et en donnai 200 au pompiste pour régler à l'avance mon plein de carburant. Je m'apprêtais à partir lorsque, me ravisant, je lui demandai s'il n'aurait pas également un bandage pour ma cheville.
Assez satisfait de ma transaction, je regagnai la Bugatti et insérai le pistolet de remplissage dans le réservoir. De loin, je vis mon acheteur me faire un petit signe de la main avant de quitter les lieux au volant de son coupé Mercedes.
— Comment vous êtes-vous débrouillé ? demanda Billie en abaissant la vitre.
Pas grâce à vous, en tout cas.
— Allez, dites un peu pour voir.
— Système D, répondis-je fièrement tout en regardant les chiffres défiler sur l'automate.
J'avais suffisamment éveillé sa curiosité pour qu'elle insiste : — Mais encore ?
J'ai vendu ma montre.
— Votre Portugaise ?
— Quelle Portugaise ?
— Votre montre : c'est un modèle « Portugaise » d'IWC.
— Ravi de l'apprendre.
— À combien l'avez-vous laissée ?
— Mille dollars. Ça nous paiera l'essence jusqu'au Mexique. Et je peux même vous offrir à déjeuner avant de reprendre la route.
Elle haussa les épaules :
Allez, dites-moi la vérité.
— Mais c'est la vérité. Mille dollars, répétai-je en raccrochant le pistolet. Billie se prit la tête entre les mains :
Elle en vaut au moins 40 000 !
Sur le coup, je crus qu'elle plaisantait – une montre ne pouvait pas valoir si cher, n'est-ce pas ? – mais à voir son air décomposé, je fus bien obligé de reconnaître que je m'étais fait pigeonner dans les grandes largeurs...

La filleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant