Il est presque minuit

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La douleur me transperce les os, fulgurante, et je m'écrase au sol. La poussière du chemin de terre battue s'agrippe à ma langue puis étreint mon palais.
Je tends désesperement la main vers la voiture noire qui part, le coffre ouvert battant dans l'air moite de la nuit.

Par delà les montagnes, le soleil se cherche.

Quand je me redresse, pantelant, ma vue se floute et le long de mes joues se sont mises à couler des larmes.
Je bégaie dans l'obscurité, les yeux meurtris, le visage hagard.
Je murmure dans la solitude de mon erreur :

- Putain, mais qu'est-ce que je fous là ?

Et l'eau qui glisse sur ma peau tombe sur la terre.
Je regarde le ciel, obscur, sombre. À l'instant, j'ai envie de me soûler de l'immensité de son néant pour oublier que je suis là, comme un con, parce que mon pote ne pouvait plus me blairer.
Et que, dans le hasard des choses, la voiture était à lui.

Je commence à marcher sous la Lune, mes pieds tapant dans les gros cailloux, parce que je ne supporte pas d'attendre, immobile. J'ai les jambes lourdes, les mains fourmillantes et la tête douloureuse.

L'horizon est désert. Et moi, je suis vide.
Mes chaussures s'usent sur la route de campagne. J'ai froid, faim et soif.
Je me plains si fort que je m'exaspère moi-même. J'aimerais avoir assez de recul pour réfléchir des effets et des causes, mais je n'en ai pas.
Alors, je me contente de racler mes semelles sur le goudron gris.

Route monotone,
horizon triste,
coeur vide en cage.

Sans savoir où je vais ni pourquoi j'y vais, je m'éteint dans la noirceur.
Mais les phares d'une voiture m'illumine soudain, et je vois mon ombre se distordre sur le bitume.

Quand le véhicule arrive à ma droite et baisse sa fenêtre, je me fais méfiant.
Il sort de l'ouverture une main de femme aux ongles peints en jaune.

Ses doigts fins tapotent la carosserie et je me baisse, le teint livide.

- Qu'est-ce que tu fous sur une route au milieu de la nuit ?

Pas de vouvoiement, non. C'est bien plus rapide. Nous n'avons plus le temps d'utiliser les formules d'usages.

- Je me cherche.

J'entend que ma réponse l'amuse et sa main s'agite comme un papillon.

- Et tu te trouves ?
- Non.
- Tu veux de l'aide ?
- Oui.
- Monte.

Et j'ouvre la portière, renifle l'odeur de tabac froid des sièges, puis elle démarre.
Elle, c'est Alice. Elle me le dit quand le soleil se lève sur l'asphalte vide. Elle ne dit rien de plus, et je me figure un être sans attache, épris de liberté.

- Et toi, c'est quoi ?
- Quoi ?

Elle inspire l'air suintant de terre et penche sa tête sur le côté sans me regarder.

- Ton nom.
- Mathieu.
- Enchantée, Mathieu.
- De même.
- On t'a appris à être poli, pas vrai ?
- Ouais.
- Et pragmatique.
- J'le suis pas. C'est une façade.
- Contre quoi ?
- La vie.

Dans cette voiture iréelle, conduite par une fille trop belle, je me confie à quelqu'un que je ne connais pas. Putain, Mathieu. T'as changé, tu t'laisses aller. L'ancien n'aurait jamais fait ça.
Et toi, j'te reconnais plus.

- J'suis un flippé d'la vie. Tu vois ces gens un peu seuls dans les lieux publics ? Bah, j'suis comme eux, parce que j'ai peur des autres.
- On dirait pas.
- C'est parce qu'il est cinq heures du matin et que t'es belle. Tu vois ?
- Quoi ?
- J'ai plus de filtre. J'dis tout ce qui passe, et le pire, c'est que j'm'en tape. T'es belle, ouais. Et en plus tu m'écoutes dire de la merde. Que demande le peuple ?

Alice rigole doucement, pas très fort. Et je la regarde avec un petit sourire au bord des lèvres.
Belle, carrément. Séduisante, et puis douce.
Puis, ça me rend étrange de penser ça, parce que cette fille, j'la connais pas.

J'lui déverse ma vie en flots, en cascade, en torrents de larmes. Il y a quelques crocodiles dans mes torrents, parce que l'instinct est quand même là.
Et elle m'écoute, une cigarette entre ses lèvres, et elle me regarde, de ses yeux profonds qui me comprennent.

Peut-être que cette nuit-là, j'ai rencontré l'amitié, la vraie.
Une amitié qui ne me laisse pas au bord d'une route.
Peut-être que cette nuit-là, j'ai rencontré l'amitié, la sincère.
Une amitié avec une lueur de gentillesse dans les pupilles.
Peut-être que cette nuit-là, j'ai rencontré l'amitié, la simple, la naturelle.

Et bon Dieu, qu'est-ce que c'est agréable.

Je te le souhaite. Parce qu'on mérite tous de recevoir quelque chose d'aussi beau qu'Alice.
Même si elle ou lui est différent, elle ou lui est beau.

Comme toi, comme nous.

Comme la vie.

Je t'aime.

Et il est presque minuit, alors tu comprends, j'ai plus de filtre.

NocturneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant