IV

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Elle conte diverses choses, plus ou moins ordinaires. Mais je bois le moindre de ses mots. Je l'aime tellement. Je pourrais l'écouter des nuits entières si j'avais la force de me réveiller à temps pour cela. J'aime sa voix, sa manière de raconter, j'aime tout d'elle. Elle est merveilleuse. Pour elle, je retournerais ciel et terre. Je pense cela d'elle, mais en pense-t-elle autant de moi ?... Plus ses mots s'accumulent, plus je pense que sa vie de lune est tout aussi merveilleuse que sa personne.

Cependant, elle conte d'autres choses. Des choses qui font mal.

Elle me parle de l'aveuglement. Celui des hommes qui, au lieu de la saluer, la méprisent et la raillent, la torturent et l'écrasent. Certains viennent la piétiner, emmitouflés dans une coque étrange semblable à l'aspect d'une larve de mouche, et plantent des pics colorés sur sa surface argentée. Ils s'en vantent puis repartent sans un mot de remerciement. Ils laissent derrière eux une lune apeurée, blessée, après l'avoir frappée de leurs semelles rudes.

Elle me parle des étoiles qui, quant à elles, ne se conduisent guère mieux : un jour liées en constellations ancestrales, puis le suivant disparues, boules de lumières éteintes dont l'absence vient terminer son deuil dans notre ciel nocturne, laissant les motifs des constellations incomplètes et déchirées dans le ciel. En quittant la voûte céleste, elles détruisent des liens tissés entre elles depuis des années. Oui, elles disparaissent sans crier gare, abandonnent la lune dans la tristesse d'un passé révolu ; celui d'une forme stable, brillante, unie et paisible.

A qui parler de tout cela ? Les hommes profitent volontiers de sa clarté, mais dès qu'il s'agit d'aller plus loin, ils n'hésitent pas à la critiquer et à la rejeter, elle et ceux qui l'aiment : « Franchement, ceux qui vivent la nuit, ce sont des fous. »

Enfin, elle me parle de la pesanteur. Terrible. Elle alourdit la frêle lune. Anéantie, esseulée, silencieuse face au désastre, sombre. Il est vrai que chaque nuit, sa lumière inonde les vallons et les forêts. Mais qu'en est-il de son cœur ? Le cœur de la lune souffre. La souffrance n'efface pas sa beauté, mais la détruit de l'intérieur. Tumeur tacite, elle ronge sa belle surface. Sa face visible possède déjà nombre de cratères, sa face cachée en possède mille fois plus. Certains se sont créés suite à des collisions naturelles. D'autres non. Parfois, la lune souffre tellement que pour s'apaiser, elle attire à elle un astéroïde, et le fait s'abattre sur elle avec la plus puissante intensité d'attraction dont elle soit capable. La plaie béante ainsi faite lui procure cependant un soulagement immense. Pendant quelques instants, elle oublie ses peurs, ses douleurs, ses malheurs. Puis, quand l'effet s'estompe, elle supporte le poids. Celui du sentiment de solitude. Mais, lorsqu'il redevient insoutenable, elle réitère la création de cicatrices douloureuses.

Maintenant, elle en veut aux étoiles, au point de ne plus supporter la présence des quelques-unes qui restent proches d'elles : comme les étoiles traîtres, elles pourraient à leur tour disparaître, et la lune a déjà trop mal pour souffrir une nouvelle absence. Néanmoins, en faisant cela, elle se retrouve ainsi encore plus seule qu'auparavant.

Mon corps n'a pas bougé. A l'intérieur, je pleure. Je hurle. Pourquoi la lune ? Pourquoi cette délicate source claire s'empoisonne-t-elle ? Pourquoi les étoiles disparaissent-elles maintenant ? Pourquoi n'étais-je pas là au moment où son calvaire a commencé ? Elle me dit avoir déjà parlé de ses malheurs à d'autres rêveurs des nuits. Pourquoi n'ai-je pas été sa première confidente ? Pourquoi ne suis-je pas aussi proche d'elle que je le voudrais ? Des larmes d'impuissance et d'une tristesse infinie coulent en-dessous ma peau. Je l'aime tant, je veux la protéger. Pourtant, pendant son récit, je ne fais que rester immobile derrière ma fenêtre, le regard dans le vague. Elle me demande ce que je pense d'elle à présent. Je lève les yeux vers elle, mes yeux qui l'aiment si fort. Je prends le temps de choisir mes mots. Elle est trop fragile pour que je ne fasse pas attention à ne pas la briser. Elle est là, en face de moi. Mon sourire a mis les voiles depuis longtemps. Je lui réponds.

Je lui réponds qu'à mes yeux, elle est toujours la même. Qu'elle est, malgré son fardeau, toujours aussi belle, tendre, douce, patiente, rayonnante, merveilleuse. Je lui dis qu'avoir eu besoin des cratères à un moment de sa vie n'est ni blâmable ni le support d'une quelconque moquerie. Que je l'aimerai quoi qu'elle fasse, qu'à mes yeux elle sera toujours cette lune extraordinaire que j'admire tant. Je lui dis que sa souffrance est présente maintenant car elle devait l'être maintenant. C'est comme ça. Je lui dis que la vie dépose sur son chemin les graines d'une leçon qui mènera à une progression future. Qu'elle peut compter sur moi pour tenter d'être plus présente, si elle veut bien de moi. Que je comprends sa douleur, que c'est dur mais qu'elle est courageuse.

Ce mot la fait s'effondrer. Si elle avait pu pleurer, elle l'aurait fait. Et si elle l'avait fait et qu'elle avait été près de moi, je l'aurais serrée dans mes bras pour l'apaiser.

Ensuite, elle reparle de choses diverses, plus ou moins ordinaires. Doucement, mes paupières se font lourdes. Je m'excuse, la remercie et lui souhaite une bonne nuit. Je ferme la fenêtre. Je m'allonge dans mon lit, bouleversée mais heureuse d'avoir pu la soulager en l'écoutant. Je m'endors. J'ai laissé les volets ouverts.

La semaine suivante, je me réveille comme chaque matin. Mais cette fois, je ne me lève pas pour ouvrir la fenêtre et humer l'air matinal vivifiant. Non, j'ouvre ma porte à la place pour laisser rentrer mon chat. De suite, je reviens dans mon lit tout chaud. Je m'asseois en tailleur, la couette sur les genoux, l'oreiller comme dossier. Le chat monte me rejoindre. Il fait clair dans ma chambre, les volets sont ouverts, mais le soleil reste invisible à mes yeux.

Les discussions avec lui m'ont appris des choses. Des choses bouleversantes.

Et si nous rêvions éveillés...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant