III

340 30 8
                                    


Au petit matin, quelqu'un est descendu d'un escalier. Ce quelqu'un m'a vu. Il était surpris et ne savait que faire. Je me suis levée pour me blottir contre lui. C'était une femme.

Je n'avais pas peur d'elle et très vite je lui ai parlé et ai passé du temps avec elle. A ses côtés, j'étais toujours joyeuse et je chantonnais toujours, parce que lorsque je suis joyeuse, je chantonne. C'est comme ça.

Maman a essayé de retrouver ma famille. Je lui aurais facilité la tâche si je lui avais dit qu'elle était morte. Mais je n'ai pas réussi. Alors elle a cherché, cherché et cherché encore. Elle a fini par comprendre que personne ne me réclamait et ne me réclamerait. Elle a donc fait des démarches pour me garder. Et voilà. Je faisais partie de sa vie pour de bon.

Plusieurs mois plus tard, nous avons déménagé pour la ville. Elle a déniché un appartement tranquille au rez-de-chaussée. C'était mon nouveau chez-moi. J'avais une nouvelle vie. Surtout, j'avais une nouvelle Maman.

Dans ma nouvelle famille, constituée de Maman et moi, je mangeais à ma faim, je buvais à ma soif et je dormais tout mon saoul. Je n'avais plus cette peur de mourir. 

Avant, mon ancienne mère partait pour des journées entières, parfois des nuits entières, où la seule garantie de son retour n'était qu'un faible espoir que nous cultivions mes frères et sœurs et moi. Elle est toujours revenue. Mais maintenant, elle ne reviendra jamais. Il en va de même pour mes frères et sœurs. Je n'ai jamais su pourquoi mon ancienne mère nous avait fait subir cela, comment elle avait pu abandonner un par un ses propres enfants sur la route. J'y ai longuement réfléchi, cela me tourmentait un peu. J'ai fini par conclure deux choses.

La première, c'est que mon ancienne mère a voulu bien faire. Elle savait que sa vie prendrait bientôt fin, et elle voulait que nous mourions plutôt que de vivre dans les ruelles sordides de la ville. Elle voulait nous éviter la souffrance qu'elle avait endurée chaque jour, chaque nuit : la faim, la soif, la peur, l'angoisse, la solitude. Elle a jugé que la mort serait un destin plus profitable pour ses enfants, mais elle n'avait pas la force de nous tuer ou de nous voir mourir, sachant pertinemment qu'elle mourrait de ses blessures quelques heures plus tard. Elle désirait notre bonheur. C'est pour cela qu'elle a décidé de nous abandonner. Ainsi, la nature aurait raison de nos vies, loin de la ville qui nous laissait crever dans ses rues.

La deuxième conclusion que j'ai tiré, c'est que mon ancienne mère nous aimait plus que tout. Dans sa douleur, aussi bien physique que psychologique, elle avait fait ce qu'elle avait pu. Elle aurait préféré vivre avec nous tout le reste de sa vie, nous élever et nous offrir une existence décente et heureuse, j'en ai l'intime conviction. Peut-être que certains de mes frères et sœurs sont encore vivants, peut-être que mon ancienne mère a pu être soignée à temps, mais j'en doute. Quoi qu'il soit advenu d'eux, ma famille, elle, est morte, dans un contexte effroyable de tempête. Et ça ne m'effraie pas, ni ne m'attriste. Tout simplement parce que j'ai trouvé une source de bonheur ailleurs. Bien plus reposante et stable.

Maman travaille. Elle part chaque matin à huit heures cinquante et rentre à dix-huit heures trente, en général. Parfois elle sort voir d'autres personnes. Moi, je reste seule mais ça ne me dérange pas. Je m'inquiète un peu quand elle revient tard. C'est rare. Très rare. Tant mieux.

Durant toutes ces journées passées seule ici, j'ai eu le temps de prendre soin de moi. De me reconstruire. D'apprendre la détente, d'expérimenter tout plein de sentiments, comme celui d'être en sécurité par exemple, ou de se sentir aimé. J'ai appris à observer, ouvrir les yeux et les oreilles pour appréhender mon entourage. La chambre, la salle d'eau, les toilettes, la cuisine, le salon. Le jardin aussi. J'aime beaucoup jouer dans le jardin, peu importe le temps qu'il fait. Même si j'ai toujours un petit peu peur du vent depuis ce jour-là. Mais Maman n'aime pas quand je sors trop. Elle dit que je risque de tomber malade...

Le plus beau cadeau du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant