IV

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La première fois qu'elle m'a emmenée chez le médecin, peu de temps après notre installation dans l'appartement, j'ai eu très peur. 

Il était grand et avait un tube, doté d'une aiguille au bout, rempli d'un liquide qui ne m'inspirait pas confiance. Il m'a dit que tout allait bien, que je n'aurais pas mal. Maman m'a mis sur la table d'examen. Elle m'a parlé gentiment. Je ne comprenais pas ce qu'elle me disait, la panique brouillait mes sens. Pour me donner du courage, je chantonnais. Et sans crier gare, le médecin a planté le tube pointu près de mon cou, ou plus bas je ne sais pas. Une seconde plus tard, c'était fini. « C'est bien » m'a-t-il dit. Je restais muette. C'était tout. Maman a remercié le médecin, a réglé la consultation puis nous sommes rentrées chez nous. Dans la voiture, j'avais envie de vomir. Je n'ai jamais aimé les trajets en voiture. Elle m'a affirmé que j'avais été courageuse, que c'était bien. Alors j'ai souris.

Je suis retournée de nombreuses fois chez le médecin. Au fur et à mesure des visites, il se faisait moins enthousiaste, une sorte de routine s'installait probablement. Les piqûres ne me gênaient plus. Et c'était très bien comme ça.

Un matin où nous étions chez le médecin, le rendez-vous s'est passé différemment des autres. 

Maman et lui ont discuté longuement de choses que je ne comprenais pas. Puis elle m'a serré dans ses bras en ajoutant « Ne t'inquiète pas, je reviendrai demain après-midi ». J'ai acquiescé, j'ai confiance en elle. La porte s'est ouverte et elle l'a franchie. Au revoir. 

Le médecin m'a porté jusqu'à une salle blanche. Il m'a dit qu'il reviendrait me chercher dans peu de temps. J'ai attendu. Des heures plus tard, il est revenu avec d'étranges personnes masquées et toutes blanches. Elles m'ont fait une piqûre et je me suis endormie. Le lendemain, je me suis réveillée. Je me sentais lourde, embrumée, désorientée. Maman est venue me chercher. Elle m'a soulevée délicatement, comme on soulève le cadavre d'un insecte, écrasé sous une semelle. Elle m'a déposée dans la voiture, mais j'étais trop assommée pour contester. Cet étrange rendez-vous prolongé ne s'est réitéré qu'une seule fois. Heureusement. Je n'en aurais pas supporté davantage. 

Il n'y avait pas que le rendez-vous en lui-même, il y avait l'après. La fatigue, la fièvre, le sentiment d'être faible, que toutes nos forces ont disparu. Cependant, elles ont toujours fini par revenir.

Cela fait plusieurs années que je ne suis pas allée chez le médecin. Il ne me manque pas. Maman si. 

Ses absences durant les journées me pèsent parfois. J'aimerais passer tout mon temps avec elle, mais c'est ainsi. Je n'apprécie que plus les moments où je la retrouve. Je savoure chaque seconde passée à ses côtés. 

Ce temps m'est précieux. Je ne sais pas depuis combien d'années je vis dans cet appartement. Beaucoup sûrement. J'ai beaucoup vieilli depuis ma rencontre avec Maman. Je me sens vieille. Mon dos me fait un peu souffrir, à l'instar de mes articulations. Mon corps tout entier me fait souffrir. J'ai fini par comprendre pourquoi, donner une raison à toutes ces consultations chez le médecin. J'étais malade. Mais malgré toutes les piqûres et tous les longs rendez-vous, je sens que la maladie est revenue. Je suis malade. 

La vie file vite, je la sens s'échapper parfois. Je ne lui ai jamais dit cela. Je ne désire pas l'inquiéter outre mesure. Elle s'est déjà suffisamment inquiétée pour moi, à cause du médecin et des longs rendez-vous.

Je veux qu'elle soit heureuse, Maman. Elle le mérite amplement. Sans elle, je serais morte de faim et de douleur. Elle m'a fait le plus beau cadeau qui soit. Alors je me tairai jusqu'à ce que mon corps parle à ma place.

Le ciel pleure toujours. Je tousse. Deux fois. Trois fois. Quatre fois. Trop de fois. Je frissonne, comme si le vent du dehors m'atteignait, traversait le verre mouillé de la vitre pour m'envelopper de froid.

Le mécanisme de la serrure s'enclenche et la porte s'ouvre.

Maman enlève ses chaussures de ville. Elle vient me trouver devant la fenêtre du salon. Elle me salue et me serre fort contre son cœur. Son pantalon est détrempé. Je me sens minuscule entre ses bras, fragile. « Tu as passé une bonne journée mon bébé ? me demande-t-elle avant de poursuivre sans attendre de réponse. En tout cas moi oui, j'étais concentrée sur mon travail et j'ai fini tout ce que j'avais à faire, tu sais il y avait... ». Je ne l'entends plus. Mes yeux se promènent sur elle. Maman. Si belle dans son enthousiasme et sa joie. Maman.

Je n'ai pas le droit de briser tout cela, non, après ce que tu as fait pour moi, je n'en ai pas le droit. « Ah là là, tu me fais encore tes grands yeux noirs ! Cela fait plusieurs jours que tu as ce drôle d'air, ça va mon petit cœur ? » interroge Maman, mi-amusée mi-sérieuse. Je ne réponds pas. Je ne le peux pas.

Le plus beau cadeau du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant