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Les semaines passent. 

La pluie, après avoir inondé les trottoirs, a disparu dans les bouches d'égout. Après des semaines de tempête, elle s'est faufilée dans les caniveaux, a glissé entre les pavés et l'asphalte, pour achever son trajet au fond des trous noirs et insalubres sous la ville. Maintenant, je n'ai plus rien à regarder. 

Je comble l'absence de Maman en dormant tout le jour, ce qui ne m'empêche pas de dormir toute la nuit aussi. Je me sens fatiguée de l'attendre. Quand elle reviendra, je célébrerai sa venue en sortant de mon nid douillet. Je la saluerai. Je la remercierai, aussi. Pour les paysages magnifiques qu'elle m'a offerts et pour la vie que j'ai aujourd'hui. J'ai faim mais n'ai pas le courage de me lever. Mon estomac peut bien attendre quelques heures.

La porte pivote sur ses gonds. Il doit être dix-huit heures trente pour que maman soit rentrée. Pourtant, il fait nuit dehors. Nous sommes au printemps. « Mon petit mignon, viens embrasser Maman ! » me lance-t-elle. Je ne peux pas bouger. J'ai mal. Désolée. « D'habitude tu viens me voir dès que je rentre, qu'est-ce que tu as minouchette ? » Elle s'approche. Je tente de faire jaillir un son de ma gorge, de chantonner, n'importe quoi, du moment que cela la rassure. Rien ne sort. Puis une plainte sourde et malade. 

Le visage doux de Maman se décompose, elle me touche le cou, le ventre, le reste du corps, un peu partout, elle me prend dans ses bras, me tourne et me retourne, elle cherche quelque chose. Elle s'arrête. Elle a trouvé. 

Elle m'emporte hors de l'appartement, elle m'emporte chez le médecin, elle court à la voiture avec moi contre son cœur. Il bat vite. Elle a peur. Dans la voiture, je vomis. Elle n'en tient pas compte. Je veux rester éveillée, mais je finis par somnoler et dormir.

Lorsque j'émerge doucement, une chaude lumière matinale traverse la vitre du salon. Je suis allongée, en boule dans mon lit. 

Maman est près de moi, les sourcils froncés et un sourire triste sur les lèvres. « Ça ira mon petit cœur, ça va aller tu verras ». Une larme s'échappe du coin de son œil. 

Je l'avais parfois aperçue en train de pleurer, mais jamais d'aussi près. Ses larmes coulent de partout, de tous les coins de ses yeux, elles tombent de ses paupières inférieures, elles roulent sur ses joues, tandis que sa bouche se tord et que tous les muscles de son visage se tendent. Elle éclate en sanglots. Son cœur est lourd, je le sens. Le mien aussi. Sans que je le réalise, mon cœur s'était lesté de plomb, il pesait dans mon corps, tout me pesait. Mes larmes coulent aussi. Délicatement, Maman m'entoure de ses bras et enfouit sa tête tout contre moi. Nous sommes toutes les deux mouillées de larmes, comme la vitre l'était de pluie. La pluie. 

J'aurais aimé la revoir, ne serait-ce qu'une fois. Les larmes. C'est un peu comme la pluie, sauf qu'elles ont le pouvoir d'aller tout au fond de moi. C'est puissant les larmes. C'est la pluie, les larmes. J'essaie de m'approcher de Maman, mais en vain. Ce n'est pas grave. Ce n'est pas grave de ne plus avoir de forces. C'est comme ça. Je regarde Maman avec mes yeux, pour la dernière fois. Merci, Maman. Ne pleure plus s'il te plaît. Pardon pour la souffrance que tu éprouves. Je t'aime Maman. Sois heureuse. Merci. Maman.

Les yeux de mon corps exténué se sont clos. Il va devenir tout froid, je le sais, comme celui des souris mortes du jardin. Maman s'est détachée de la petite chose éteinte qu'elle étreignait. Elle l'a considérée, sans un bruit. Je vois d'en haut sa tristesse. Le trou sans fond qui se creuse en elle. Mais je n'ai aucune crainte. Maman est forte, elle saura le refermer. Ses sanglots reprennent. Elle a besoin de pleurer. Elle a besoin de comprendre. Elle a besoin d'accepter. 

Une lumière rayonnante de bienveillance inonde le plafond. Je sais que je dois y plonger, j'ai confiance en elle. Mais avant de partir, je pense. 

Je pense que j'aime les jours de pluie, car ils me rappellent les larmes versées pour atteindre le bonheur, ils me rappellent la convalescence, maman à mon chevet. Ils me rappellent la vie dans tous ses aspects, sa nature changeante et imprévisible. Ils me rappellent la mort, le pardon et l'amour. Ils me rappellent ce jour où l'on m'a fait le plus beau cadeau qui soit. Le jour où Maman m'a offert une vie.

« Ma petite chérie,

Cela fait quatre jours que tu as quitté ce monde. Mais tu sais, tu es toujours là, je t'ai enterrée dans le jardin, comme tu l'aurais souhaité. Dès qu'il pleuvra, tu sentiras les gouttelettes glisser sur l'herbe tendre jusqu'à la terre qui accueille ton repos. J'avais besoin de t'écrire, même si je sais que tu ne liras jamais cette lettre. Je vais l'enterrer elle aussi, juste à côté de toi. Ainsi, l'émotion des mots te parviendra. C'est le principal.

Je ne sais pas comment je vais pouvoir vivre à nouveau. Depuis ton arrivée dans ma vie, elle n'en a été qu'illuminée. Ma vie solitaire s'est transformée en partages et en amour. Tu me manques. Tellement. Mais je vais surmonter cela, pour toi. Tu me témoignais tellement d'affection, tant d'amour pour une mère adoptive. Et où que tu sois maintenant, je te souhaite d'être heureuse. Tu étais plus qu'un animal de compagnie pour moi, plus qu'un simple chat trouvé dans son garage un soir de tempête. Plus qu'un chaton apeuré, tu es devenue ma fille. Mon enfant. Mon bébé.

Je n'aurais jamais cru que l'on pouvait autant aimer un animal. Je les croyais différents des Hommes, et finalement, nous sommes tous pareils : nous éprouvons des sentiments, avons une personnalité, aimons, vieillissons, tombons malade, mourons. Grâce à toi, j'ai ouvert mon esprit. J'ai appris que l'amour maternel existe entre les êtres, peu importe leur lien génétique ou leur espèce. L'amour dépasse les concepts, dépasse les volets fermés et les fenêtres closes. Même si tu ne parlais pas la même langue que nous, même si à première vue tu ne pouvais que miauler et ronronner, tu comprenais mes dires, tu comprenais leur intention, tu me comprenais.

Je savais que tu partirais avant moi. Que ce maudit cancer t'emporterait. Que malgré les soins du vétérinaire qui l'avait fait disparaître, que malgré les deux opérations, il reviendrait et te serait fatal. J'ai eu le temps de faire semblant qu'il n'existe pas certes, mais aussi le temps de l'accepter. Tu avais vieilli mon petit cœur, douze ans c'est une belle vie pour un félin. Je pleure, excuse-moi, des larmes ont mouillé la lettre. Je t'aime mon trésor, je t'aime et jamais ne t'oublierai. Mon bébé. Mon enfant. Ma fille. Mon chat. »

Soraya C.A.

Le plus beau cadeau du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant