Dans l'imposante malle en bois, deux éléments ont attiré mon attention. Un petit carnet aux pages écornées et jaunies par le temps ainsi qu'une grosse encyclopédie en un volume. Ils étaient posés là, au milieu d'une quantité d'objets hétéroclites, tous plus anciens les uns que les autres, de quoi ouvrir une boutique d'antiquités. Noyés dans la masse, ils passaient presque inaperçus, sauf pour le chasseur occasionnel de trésors que je suis.
Si mon arrière-grand-père ne parlait plus beaucoup, je sais maintenant qu'il écrivait. Il s'avère que le calepin est une sorte de journal intime ou de carnet de bord. J'ai le sentiment que Pépé aurait sans doute préféré la seconde expression, plus masculine. À l'intérieur, il a relaté, avec moult détails, des moments terribles de sa vie. En voici un premier.
« Le 4 août, dans l'après-midi, l'armée allemande avait posté ses troupes imposantes, venues d'Aix-la-Chapelle, prêtes à faire le siège de notre bonne ville de Liège. Nos troupes savaient qu'elles auraient du mal à maîtriser l'ennemi mais elles comptaient bien les retarder le plus longtemps possible.
Nous avions de la famille dans le Nord de la France. Quand, quelques jours auparavant, nous avons appris ce qui se tramait, ils nous ont proposé de les rejoindre là-bas. J'avoue avoir longtemps hésité. J'ai accepté pour Marthe et les enfants, avec bien dans l'idée de revenir seul au plus vite pour rejoindre les rangs de notre armée.
Je n'ai pas eu l'occasion de revenir combattre sur Liège. Durant quatre jours, nos troupes avaient réussi à tenir les masses allemandes en échec malgré une infériorité numérique notable : 35 000 hommes contre 150 000... La ville avait connu, pour la première fois de l'histoire, un bombardement de treize explosifs lâchés par un zeppelin. Une manœuvre pour faire plier l'armée belge. Le 7 août, les Allemands entraient dans la ville. Quelques jours plus tard, nos puissants forts avaient été détruits après une lutte acharnée. D'autres villes seraient touchées plus durement encore par la suite, connaissant destructions, incendies et même des pillages.
Je ne le savais pas encore mais, quelques mois plus tard, j'aurais l'honneur de combattre sur le front de l'Yser au côté du roi Albert. L'enfer des tranchées boueuses, sans cesse sous les tirs meurtriers de l'ennemi, laisserait des traces indélébiles dans mon âme. »
Je ne peux m'empêcher de penser que Pépé ne parlait peut-être pas beaucoup mais, je trouve qu'il maniait plutôt joliment la plume.
Je vous épargne les longs paragraphes qu'il a consacrés à la vie dans les tranchées. Ils sont terriblement difficiles à lire. Il y décrit les souffrances des camarades, mourant à petit feu, à cause d'une infection suintante, soignée avec les moyens du bord. Il parle de ce soldat que l'on tient dans les bras, auquel on ferme les paupières après qu'il ait reçu une balle en pleine poitrine. Le bruit assourdissant des obus. L'odeur nauséabonde du sang et de la boue, mêlée à bien d'autres choses.
Des phrases dures qui ne sont encore que des mots que nous lisons. Georges, lui, il les a vécues aux côtés de centaines de citoyens au service de la nation. Comme d'autres, il en a réchappé. Ce qui fut loin d'être le cas de tous ses voisins de tranchées, de tous ces jeunes gars sacrifiés. Sale guerre...
Voilà pour la partie historique du calepin. L'Histoire avec une majuscule. Rien qu'avec les récits qu'il a écrit, je comprends que Georges n'ait pas eu une propension à devenir bavard. Mais, vous n'êtes pas encore au bout de vos surprises. La suite de ses écrits concerne l'après-guerre. Et cette partie, à elle seule, peut expliquer le mutisme de mon aïeul.
Vous vous demandez peut-être si je suis le premier à parcourir ces lignes ? Moi qui ai déjà tout lu, jusqu'à la fin du carnet, et qui ai ouvert l'encyclopédie, j'ai un avis tranché sur la question. Je pense que si d'autres lecteurs il y a eu, ce qu'ils ont appris dans ces pages est resté dans un cercle très restreint. Vraiment très restreint ! Si cela n'avait pas été le cas, nombreux sont ceux qui parleraient de Georges autrement qu'en le surnommant le Taciturne...
Image: www.sambre-marne-yser.be/article.php3?id_article=87
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Le secret de Georges Meunière
Short StoryMathias est un jeune homme curieux. Quand il apprend que son grand père, ancien combattant de la première guerre, était surnommé "Georges Le Taciturne", il a envie d'en savoir davantage. Grâce à quelques fouilles dans le grenier de la maison familia...