Troisième mouvement

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Elle ne sut pas vraiment ce qui l'avait réveillée. Mais elle ressentit aussitôt les effets de sa position inconfortable dans l'ensemble de ses membres. Elle sut aussi qu'elle avait peu dormi, car le soleil commençait seulement à surgir des montagnes, à l'est.

L'air était frais, matinal. Elle fut brusquement prise d'angoisse. Était-on à sa recherche ? S'inquiétait-on ? Elle décida de s'imaginer que oui. Mais que se passerait-t-il si on la retrouvait ? Elle serait sans doute sévèrement punie. Non, non, non, elle ne pouvait revenir !

Elle inspira une grande bouffée d'oxygène afin de calmer sa respiration qui s'était accélérée. Sa bonne conscience lui hurlait de revenir mais elle faisait la sourde oreille.

Elle avait l'impression d'être observée. Elle rabattit sa capuche sur sa tête, dissimulant son visage. Dans un élan d'énergie, elle se saisit de ses affaires et reprit la route.

Les secondes lui étaient précieuses, elle vivait à des centaines de kilomètres de la côte, et à des milliers de son objectif. Le temps pressait. Plongée dans ses pensées, elle accéléra l'allure, éprouvant de plus en plus cette étrange sensation d'être poursuivie.

Étonnamment, le paysage qui défilait devant ses yeux vides ne présentait que peu de traces de la présence humaine. Quelques habitations campagnardes, éparses. Et l'autoroute.

Cette dernière vrombissait, lointaine, se donnant l'allure d'un souffle de vent, rapidement ignoré par l'oreille pourtant exercée de la jeune musicienne.

Les courbatures de la fugitive l'élançaient de plus en plus, et elle se trouvait à bout de forces. Pendant un temps, le manque de sommeil ne s'était pas fait sentir. Elle réussit à franchir un petit col sans trop de difficultés. Elle avait aussi traversé une série d'infinis prés placés en jachère, affronté nombre de bois et contourné un étang d'une certaine taille. Tout cela comme si elle venait à peine de se réveiller d'une longue nuit de sommeil.

Malgré elle, elle se mit à divaguer. Elle se rêvait sur une célèbre scène, sa préférée, en compagnie des artistes qu'elle admire. Elle s'imaginait se voir proposer des contrats tous plus alléchants les uns que les autres. Elle songeait aux cris de la foule en délire l'acclamant, reconnaissant son talent, les journalistes l'interviewant, la vie, sa vie.

Sa vie rêvée.

« Tu es folle. »

La voix l'avait fait sursauter. Mais qui donc parlait ?

Elle fit volte-face.

Personne. Absolument personne.

Serait-elle en train d'halluciner ? Elle n'avait pourtant aucun antécédent médical.

Elle s'était arrêtée de marcher et regardait fixement le vide. Son corps semblait comme enraciné profondément dans le sol, elle n'avait plus aucune envie de bouger. Elle se sentait bien. Elle communiait avec la nature, et en cet instant précis se demanda si rejoindre l'une des plus grandes villes au monde était une bonne idée. Si son rêve n'était pas finalement autre part.

« Stupide, stupide, stupide. »

Ces mots résonnaient comme en écho dans son crâne. Elle prit ce dernier entre ses mains et serra aussi fort que possible les paupières. Tout cela commençait à tourner au cauchemar.

Elle secoua la tête, et les paroles cessèrent.

Elle était, à présent, au bord des larmes. Mais elle devait continuer, poursuivre son chemin. Il était trop tard pour reculer. Elle devait se souvenir, se souvenir que cette route à parcourir était la clé de son utopie, ce qu'elle avait toujours désiré.

Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait en ce moment. En tous sens, même si elle n'osait se l'avouer, elle était perdue.

Elle se releva, tremblante, et fit quelques pas. Elle s'était écroulée, à genoux dans la poussière. Elle avait au passage heurté une pierre et la plaie ainsi ouverte était maculée de terre.

Elle se rendit compte qu'il allait bientôt faire nuit. Le crépuscule teintait le ciel d'une jolie couleur rosée mais elle n'avait plus la force de s'en émouvoir. Elle se dit qu'à ce moment-là elle tenait plus du lemming courant à sa perte, noyé dans la foule de ses congénères en migration, que de l'être humain conscient poursuivant sa quête ultime.

C'est assaillie d'un léger remord qu'elle se décida à trouver un endroit assez confortable pour dormir.

Elle parcourut d'abord les environs du bois dont elle venait de sortir. Cela lui plut moyennement de devoir baisser sa garde dans un endroit aussi sinistre ; car effectivement les environs lui paraissaient de moins en moins sécurisés. Hélas, plus loin, tout n'était que pentes abruptes ou au contraire plaines relativement lisses.

Elle fit peut être le tour de cet ensemble d'arbres une bonne cinquantaine de fois, sans jamais ne rien dénicher. Elle commençait à désespérer... Mais, au fond, n'était-elle pas désespérée depuis le début ?

Elle voulait pleurer, elle sentait les larmes lui monter aux yeux ; pourtant elle n'y parvenait pas. Une force inconnue retenait ses sanglots. Peut-être avait-elle complètement abandonné, en fin de compte.

Elle était tourmentée, ballottée entre des myriades d'émotions complexes. Les notions de temps et d'espace perdaient sens à ses yeux tandis qu'autour d'elle se créait comme une bulle, un pan d'univers entièrement figé.

Et c'est là qu'elle le vit.

En réalité, elle ne saurait trop dire s'il s'agissait encore d'une hallucination ou bel et bien du fascinant, mythique roi des forêts occidentales.

Tout à ses angoisses, elle était restée si immobile que sa présence en était devenue quasiment imperceptible. L'animal s'était alors approché sans aucune crainte.

Tentant de reculer, elle fit maladroitement craquer une brindille, attirant l'attention sur elle.

Le cerf tourna la tête dans sa direction, mais se contenta de la fixer intensément.

Il n'y avait sans doute rien dans le regard de la bête, du moins rien qui ne puisse être interprété d'un point de vue humain. Malgré tout l'esprit égaré de la jeune humaine cherchait n'importe quel prétexte, afin de s'y accrocher comme à une bouée de sauvetage.

Pour elle, on lui souhaitait du courage, on lui ordonnait de se relever et d'aller atteindre son objectif sans regarder en arrière. Il lui disait qu'elle n'avait plus rien à perdre. Il lui demandait d'essayer de ne pas pleurer. Il l'implorait de cesser de se questionner devant chaque obstacle à franchir.

Elle vit aussi son reflet, dans ces yeux.

Elle se vit sale, amaigrie, cernée, pitoyable. Le reflet de la folie.

Elle l'ignora.

Durant ce qui aurait pu être des minutes comme des heures, elle profita de cet instant unique dans une vie, avant de laisser l'animal s'éloigner à pas lents, la laissant le regard dans le vague et l'esprit vide.

Elle chancelait d'un côté, puis de l'autre, au rythme des secondes. Intérieurement, elle n'arrivait plus à aligner deux pensées cohérentes.

Finalement, elle réalisa que le cerf n'était plus là. Un vent de panique se leva en elle. Il l'avait laissée seule, abandonnée ! Non, impossible, elle devait le retrouver. Elle avait encore des choses à lui dire, une vie à lui raconter !

En réalité, il aurait été difficile de connaître précisément les raisons qui menèrent son cerveau trouble à lui ordonner de rassembler ses dernières forces afin de se mettre à courir sans savoir où se rendre, la tête baissée, sourde, aveugle, insensible.

Elle ne vit donc pas que l'humus s'était précipitamment changé en goudron lisse et froid. Elle ne vit pas non plus l'automobile couleur nuit déboucher à toute vitesse du virage, tous feux allumés. C'est à peine si elle se sentit projetée quelques mètres plus loin, en contrebas.

DésaccordéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant