Ce sont des yeux écarquillés et une Fatima sous le choc qui rencontraient le regard fuyant de Malicka. Ma Malicka ? Celle qui disait qu'elle n'avait pas besoin d'homme dans sa vie. Celle qui refusait de tomber amoureuse. Celle qui s'insurgeait à la moindre occasion contre cette société patriarcale. Celle qui refusait d'aller à la mosquée parce qu'elle détestait être derrière les hommes. Ma Malicka. Etait-ce bien ma Malicka ? Je posais le dos de ma main sur son front histoire de vérifier qu'elle n'ait pas la fièvre. Il faut se méfier du délire du palu. Elle me sourit.
- Il était en cours ? Lui demandai-je.
- Non. Nous nous sommes rencontrés à la fin des cours. Il est inscrit en lettres modernes.
- Depuis quand tu parles à des inconnus, toi ? Surtout des HOMMES inconnus ?
- Eh je ne suis pas une vieille mégère !
- Whaouh ! Il doit être exceptionnel pour réussir à te mettre dans cet état.
- Je ne te le fais pas dire.
- Allez, raconte.
Et Malicka commença son récit. Elle était déjà de bonne humeur et plutôt réceptive à la fin du cours de Monsieur Bazoumana. C'était notre professeur préféré ; il était drôle et son cours était simple, interactif et amusant. Ce fut donc dans une atmosphère sympathique et bonne enfant qu'elle rencontra Ismaël. Elle l'aurait rencontrée dans d'autres circonstances qu'elle l'aurait remis à sa place. Ils sortaient tous les deux de leurs salles de classe respectives et malgré la foule autour d'eux, leurs regards se croisaient. Lui, abandonna son groupe d'amis et elle, accepta de cheminer avec lui. Ils se présentèrent puis parlèrent de tout et de rien. Malicka m'avoua qu'il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour noter qu'il était intelligent, drôle, profond et cultivé.
- Ça faisait bien longtemps que je n'avais pas rencontré un homme suffisamment intéressant.
- Oh Mali a eu le coup de foudre !!! me moquai-je.
- Certainement pas. Il a pu susciter mon intérêt mais ça s'arrête là. De toute façon, ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne me déçoive. Ils sont tous pareils.
La dernière phrase fut prononcée quasiment dans un râle. Elle se leva pour aller vérifier l'eau chaude sur le balcon. Elle me fit signe que l'eau était chaude et que je pouvais aller prendre ma douche. Toutefois, en bonne affairée, je n'allais quand même pas m'arrêter là. La douche pouvait bien attendre. Les affairages, eux, sont disponibles par saison. Il faut savoir saisir sa chance. J'attendis qu'elle se soit également allongée sur son lit pour lui demander :
- Quel homme t'a fait tant de mal pour que tu sois si sûr qu'Ismaël te décevra de la même manière ? ça fait deux ans que nous nous connaissons mais j'ai l'impression de t'en dire plus sur moi que tu n'en dis sur toi.
Elle me regarda et me sourit.
- Votre curiosité vous perdra, Fatima Konaté.
Puis son regard se porta sur le plafond. Elle ferma les yeux et dit :
- J'avais quinze ans. J'étais en classe de seconde. Le brevet m'avait donné une nouvelle confiance en moi. Je n'étais pas aussi bête que mon père voulait bien me faire croire. En plus, j'étais maintenant au lycée. Fini les crânes ras, je pouvais laisser mes cheveux pousser. Je pourrais enfin mettre les longues mèches comme mes grandes sœurs, me disais-je. C'est d'ailleurs ce que je fis. Subitement, les hommes se rendaient compte que j'étais une femme. Je grandissais ; mes formes devenaient de plus en plus prononcées, ma poitrine grandissait de manière exponentielle. Je faisais beaucoup plus que mon âge. Je me découvris extrêmement coquette et féminine. J'avais l'impression que plus je faisais attention à moi, plus les hommes me courtisaient. J'aimais ça ; le fait d'être désiré, qu'on me coure après. Un peu comme toutes les femmes, non ? Je ne connaissais pas grand-chose aux hommes à part ce que les vieux films diffusés sur la chaîne nationale concédaient à me montrer. Mais j'avais des ressources. Ou du moins, une ressource. C'était ma voisine de classe, Aïcha. Aïcha était le genre de femmes qui attirait les regards vicelards des hommes et ceux haineux et jaloux des femmes. Elle te ressemblait beaucoup, Fatima . Même teint clair, même silhouette « guitare ». Par contre, ses traits étaient plus fins et elle avait des manières plus sensuelles, plus aguichantes. Aïcha est devenue très rapidement ma grande sœur, ma conseillère en image, ma meilleure amie. Je m'en foutais qu'elle est vingt-et-un ans, qu'elle soit redoublante ou qu'on la traite de fille facile au lycée. Moi, je la connaissais et je trouvais que c'était une belle personne. Aïcha me fit rencontrer de nouvelles personnes : de belles filles et beaucoup de beaux garçons. A cet âge où les hormones nous mènent la vie dure, j'avais un vrai cœur d'artichaut. J'aurais pu sortir avec un nombre considérable de ces hommes si je ne craignais pas de ne pouvoir les satisfaire. J'étais encore mineure et mes parents avaient grande autorité sur moi. Petit à petit, Aïcha m'emmena à enfreindre les règles de mes parents et de l'école. Je la suivais partout : au restaurant, au glacier, en boîte de nuit, chez ses amis. J'étais son ombre. C'est lors d'une de ces escapades que je fumai mon premier joint et que je pris ma première cuite. J'aimais cette montée d'adrénaline quand je faisais quelque chose qu'on m'avait toujours interdit. Je me sentais bad gyal . Un soir, malheureusement, mon père remarqua que j'étais sortie en cachette. Comme si cette nuit, il s'était subitement rendu compte qu'il avait une fille. A mon retour du night-club, il m'attendait au salon dans son vieux fauteuil fétiche. Jamais je ne m'étais pris une telle raclée. Et pourtant mon père n'avait jamais lésé sur la ceinture avec moi. Juste te dire. Enfin, le lendemain, je pris quelques vêtements et emménagea chez Aïcha. Elle vivait seule. Aïcha semblait contente de m'avoir comme colocataire. J'étais triste les premiers jours à cause de ma mère qui devait être déçue. Puis, je me suis convaincue que ça m'était égal. Quand j'avais besoin d'argent, je le lui en demandais et elle s'arrangeait pour me le donner. A cette époque, pour moi, c'était l'essentiel. A force de suivre Aïcha partout, je finis par rencontrer Hermann, mon premier amour. Hermann avait six ans de plus que moi, était métis, grand, beau et bâti comme un Dieu. Il n'était pas super intelligent ; il avait arrêté ses études en classe de troisième après de nombreux échecs au BEPC. Mais Hermann était riche. Ou du moins, ses parents l'étaient. Je trouve qu'Ismaël d'un point de vue du physique, lui ressemble un peu. Rapidement, je devins follement amoureuse de lui. Il m'aurait demandé de sauter du haut d'un pont pour lui que je l'aurais fait. Peut-être était-ce ma première erreur ? Lui donner mon cœur en entier. Quelle idiote j'étais. Et un jour, alors qu'Aïcha était absente, il vint me voir à l'appartement de celle-ci. Ce fut la première fois que je couchais avec un homme. Nous avons remis ça plusieurs fois par la suite jusqu'à ce que je finisse par tomber enceinte (Mes yeux s'écarquillaient et ma bouche forma un O tandis que Malicka, perdue dans un douloureux passé, continuait son récit). Quand je l'ai su, je le dis à Aïcha. Elle me répondit : « Même pas la peine d'en parler à Hermann si tu ne veux pas le perdre pour toujours. Autant se débarrasser de cet enfant le plus tôt possible ». C'est textuellement ce qu'elle me dit. Je m'en rappelle comme si c'était hier. Elle avait une telle expression de dégoût sur le visage que je ne pus l'oublier. Malgré ses recommandations, j'en parlai à Hermann. Après tout, c'était également son enfant et il avait les moyens de s'en occuper. Cet enfant, je ne voulais m'en débarrasser ; c'était contre mes principes moraux. Quand je le dis à Hermann, il me dit d'une voix ferme, glaciale : « ce n'est pas mon enfant. Trouves-en le père ou débarrasses-t-en. Quoi qu'il en soit, sors de cette maison et par là même de ma vie ». Je le suppliai en pleurs, lui criant que c'était bien son enfant, qu'il était le seul homme de ma vie, que je l'aimais à la folie, que je ne voulais pas le perdre (les larmes descendaient furieusement le long de sa joue que je pouvais voir et par le son de sa voix, l'on constatait aisément que Malicka avait la gorge nouée) mais il me jeta à la porte. Ce jour-là, je rentrai en pleurs. Aïcha comprit aussitôt ce que j'avais fait. « Demain, j'irai prendre des médicaments pour t'enlever ce truc » me lança-t-elle au visage. J'étais beaucoup trop fatiguée pour en discuter. Je me mis directement au lit et laissa Morphée me consoler. Le lendemain, je me réveillai à midi. Je n'étais pas partie en cours et je m'en foutais royalement. Mon goumin était trop fort pour que je puisse supporter des cours soporifiques. De retour de l'école, Aïcha me donna les pilules pour faire tomber la grossesse. Je lui dis que je ne pouvais pas faire ça, que ce n'était pas bien, qu'Allah m'en voudrait. Elle me répondit froidement que baiser non plus, Allah n'avait aimé que je le fasse et qu'elle n'accepterait pas une femme enceinte puis une maman et un môme braillard dans sa maison. Il n'en fallut pas plus pour m'ébranler. Cet enfant n'avait même pas encore respiré l'air de ce monde qu'il me faisait perdre des personnes importantes de ma vie. Alors qu'en serait-il s'il venait au monde ? C'est ce que je me disais pour pouvoir dormir après avoir pris les médicaments pour avorter. Quand je fus sûre qu'il soit retourné auprès d'Allah, je voulus récupérer ce que j'avais perdu. J'allais voir Hermann. Mais il était déjà avec une autre fille, ce fils de pute. Il eut même le toupet de me la présenter comme sa petite amie et de l'embrasser devant moi. La pétasse s'appelait Ashley. Je fus tellement bouleversée que je tombai dans la dépression. A la fin de l'année scolaire, je fus renvoyée de l'établissement. Je n'étais plus partie à l'école, préférant broyer du noir, me taillader et penser à toutes les possibilités de suicide qui s'offraient à moi. Et un jour, je tombai sur un vieil exemplaire du Coran. Ça sautait aux yeux que ça faisait des décennies qu'Aïcha ne l'avait pas parcouru. Il était poussiéreux, les termites l'avaient quelque peu grignoté mais le plus important y était toujours ; la Parole Sainte était intacte. C'est depuis cette période que je porte un hijab. La voix d'Allah me permit de sourire à nouveau, de demander pardon à mes parents et de couper les ponts avec Aïcha et son monde de superficiels écervelés. C'est grâce à Allah que je suis ce que je suis aujourd'hui et c'est la raison pour laquelle je lui voue toute ma vie (elle s'assit et me fit face. Ses yeux étaient rouges comme le ciel de Mars et sa voix brisée acheva). Voilà pourquoi je refuse de tomber amoureuse. Voilà pourquoi je pense qu'Ismaël me décevra. A moins que ce soit un cadeau d'Allah, il partira lui aussi.
Je me levai, oubliant mon mal et la serra contre ma poitrine. Elle sanglotait encore. Ma sœur Malicka. Elle a si souffert. Je ne la connaissais peut-être pas si bien que ça. Au fond de mon cœur résonnait une sourate qui chantait les louanges de notre Saint Père, Allah.
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Le varan
Short StoryChez les Bambara, lorsque tu es confronté à un dilemme, on dit que tu as un problème avec le varan. Selon la croyance populaire, lorsque tu rencontres un varan, soit tu le tues et ta mère meurt, soit tu le laisses partir et c'est ta belle-mère qui m...