ACTE V

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Février, la cour du lycée, à peine plus d'une semaine avant un concours déterminant quant à la suite de ma scolarité. Trois de nos amis vont le tenter également et tiennent là le sujet principal de leurs interactions. Je ne peux plus les écouter, les dates et événements historiques qu'ils semblent capables de réciter jusque dans les bras de Morphée m'écœurent. Même toi Eole, pourtant extérieur à tout cela tu paraît saturer de ces plans-types qu'ils débitent en boucle. Demain sonne le début des vacances d'hiver, mais également le début des révisions pour moi. Nous n'avons pas la même méthode de travail, ce qui ne les empêche pas de me considérer comme une touriste bien qu'ils ne l'admettraient jamais en face de moi.

Freud considère trois grandes blessures narcissiques de l'humanité : la découverte de l'héliocentrisme, la théorie de l'évolution de Darwin et l'idée selon laquelle l'Homme n'est pas maître de ses pulsions mais de son destin. Tu sais quoi Eole ? Sans me comparer à l'humanité, je peux te dire que mon ego en a pris un coup avec ce concours. Lors de la première phase d'admission, je crois bien que je nourrissais un petit espoir d'être sélectionnée sur dossier moi aussi. Ne pas avoir à passer les écrits, juste l'oral, peut-être le plus dur mais toujours une épreuve en moins. Oh, mon parcours n'a rien d'exceptionnel mais après tout pourquoi pas ? Beaucoup semblaient y croire à ma place et j'ai fait l'erreur de me laisser persuader. Je ferais preuve de beaucoup de mauvaise fois si je te disais que je n'ai pas ressenti une pointe de jalousie lorsque j'ai appris que ton nom était sur cette liste Eole. Jalousie vite réprimée car illégitime. C'est vrai, tu as toujours été meilleur que moi, il était normal que tu sois recruté. Pourtant une part de moi s'est crue autorisée à penser que tu prenais une place, nous t'avions convaincu de t'inscrire, juste pour rire, de toute façon tu ne compte pas intégrer l'école. Je crois que nous ne croyions pas vraiment que tu serais pris et pas nous.

C'est peut-être pour cela que je suis complètement démoralisée à l'idée de passer ce concours. J'ai cru avoir ma chance mais désormais je ne suis plus si sûre de moi. Encore moins alors que j'entends déclamer des citations historique dont jusqu'à l'auteur m'est inconnu et dont on ajoute d'un air savant « ça tu vois, tu dois absolument le savoir, en plus tu pourras le caser partout ». Décidant de ne plus les écouter, je m'apprête à empoigner ma paire d'écouteurs lorsque ta main vient se poser sur mon épaule. Tu me demandes où en sont mes propres révisions et je détourne le regard sans répondre. Je ne veux pas aborder le sujet. Non pas car mes livres sont effectivement en train de prendre la poussière sur mon bureau mais car cela reviendrait à affirmer haut et fort que oui, je suis peut-être bel et bien une touriste.

« Tu n'as pas commencé n'est-ce pas ?

« Non. Mais au point où j'en suis, est-ce que ça fait une si grande différence ? J'ai jamais eu la même méthode que les garçons. Payer deux mille balles pour une prépa qui te file des plans-types et une fiche de citations à apprendre par cœur c'est pas pour moi de toute façon. Mais t'en fais pas, la semaine s'annonce intensive »

Sur la défensive, je cherche à échapper à ton regard. Peut-être que si nos prunelles ne se croisent pas, si tu ne perçois pas la résignation, tu en resteras là. T'embrasser pour détourner ton attention. Baiser refusé, mouvement de recul froissé. Je ne veux pas t'écouter non plus, je ne veux pas que tu aies raison.

« Ne fuis pas, pas cette fois. Et pas la peine de chercher à m'embrasser, tu ne me feras pas taire. Que tu me dises que les citations et les prépas c'est pas ton truc, d'accord, je veux bien l'entendre. Mais que si tu penses que tu t'en sortiras de la même manière en ayant révisé qu'en y allant au talent, ça non. Ça marche peut-être comme ça au lycée mais là bas à Sciences-Po crois moi que des gens comme toi et moi on les trouve à la pelle. Des gens qui pensent que les dix-huit poussent sur les arbres parce qu'ils leurs sont toujours arrivés sur un plateau d'argent. Des gens qui ont jamais eu à fournir le moindre effort pour comprendre et retenir leurs cours. Et parmi tout ces gens là tu crois que ton talent va suffire ? Bienvenue dans la vraie vie des vrais gens, tu vas te prendre une claque. »

Étrangement, les larmes ne coulent pas encore, je me sens tellement détachée de tout ce que tu dis Eole. C'est vrai, je n'ai jamais émis l'hypothèse d'aller au concours sans aucune préparation. Tu déformes tout dans l'idée de me faire réagir n'est-ce pas ? Tu le sais non que je vais travailler ?

« Si ton dossier n'a pas été retenu, c'est pas parce qu'il n'était pas bon, c'est seulement que tu n'es plus seule. Dans une classe de trente on ne voit peut-être que toi, mais parmi des milliers ce n'est qu'une goutte dans l'océan »

Aie. Doucement Eole, tes mots commencent à piquer. Je ne veux plus t'entendre. Je me mords les lèvres et enfonce me mains dans les poches de ma veste trop grande pour ne pas que tu les voies trembler.

« Je te demande pas grand-chose, juste assez pour pouvoir te dire qu'au moins tu auras mis toutes les chances de ton côté, que tu te seras donné les moyens de réussir. T'as même pas besoin de connaître douze citations de Ghandi. Si tu veux pas le faire pour toi alors fais le pour moi. Parce que si tu ne crois pas en tes capacités moi oui. Parce que je veux pouvoir être fier de toi. Parce que tu le mérites mais qu'à un moment donné le talent ça ne suffit plus. »

Je ne suis pas certaine de te le dire un jour Eole, mais peut-être est-ce exactement ce que j'avais besoin d'entendre.

Tomber des nues.

EoleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant