L'Inconnue

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En cette journée d'hiver, alors que je marchais sous le ciel bleu à la pâleur extrême, j'avais décidé qu'il n'y aurait pas de lendemain. Pas un seul flocon de neige ne tomberait, pas un seul soupir ne s'évanouirait dans l'azur. Rien ne bougerait. Les yeux baissés, je me mêlais à la foule fourmillant autour de moi dans une valse infernale. Je ne voyais rien. Tout était flou. Mes jambes se mouvaient par une volonté inconsciente, comme un automatisme. J'avais longuement hésité avant d'enfiler mon manteau. Je ne savais pas exactement où j'allais. A force d'aller et venir dans mon appartement, je ne posais même plus ces questions qui me hantaient et m'assaillaient sans cesse depuis que je l'avais appris. Peut-être aurais-je aimé ne pas le savoir ? Il y avait dans l'ignorance cette variation émotionnelle, cette sensation désagréable de manque. Elle était capable de me faire naviguer de l'insouciance au doute, du doute à l'obsession et puis de l'obsession au regret. Celui-ci avait sur moi l'effet d'une puissante onde de choc qui m'amena à cette décision silencieuse et fatale. Tout se terminerait bientôt. Je tremblais, puis serrais mon blouson d'une main ferme et lorsque je relâchai mon emprise, j'avançais de quelques pas puis je reprenais de plus belle ; cette idée m'éprouvait-elle encore autant ? Il ne me restait plus rien en ce monde, alors j'avais choisi de partir.

Mes pas résonnaient sur le gravier dans un claquement sourd noyé dans l'écho d'innombrables chaussures marchant dans un rythme monocorde. Leurs sons se ressemblaient et s'entremêlaient dans une cacophonie épouvantable. Mes vagabondages me menèrent devant un passage descendant sous terre. Les gens s'y pressaient dans un rythme effréné, se croisaient dans un mouvement infernal. La foule me poussa en bas de l'escalier de béton gris et j'arrivai dans un couloir de métro aux murs pavés d'un blanc sali par l'usure. Sans réfléchir à deux fois, je m'y engouffrai. Je ne pouvais plus reculer. J'entendais au loin le sifflement languissant provenant du quai. Il m'appelait, il m'attirait. Je le suivis aveuglément, guidée par une force extérieure irrépressible et qui me contrôlait tout entière. La sirène sonna la fermeture des portes. Cinq minutes. C'était le temps qu'il me restait avant que je ne scelle mon sort et ne fasse régner le chaos dans ce que j'avais désigné comme mon tombeau. Ces cinq minutes seraient les plus longues de ma piètre existence et enfin, je sonnerais ma fin. La fin de l'histoire.

J'étais née dans une famille de banlieue parisienne, une existence des plus banales. Je grandissais au sein de mon monde, j'avais mes amis, j'avais ma curiosité, et j'avais ma naïveté. On peut dire que je découvrais l'univers et les joies, les peines de l'existence, allant et tâtonnant, tombant et me relevant. Et puis, il est arrivé. Il avait fait surface, en un éclair, avant même que je puisse m'en rendre compte, un peu comme une évidence. Il était jeune, beau, grand, divin. Je l'avais rencontré un jour que je me promenais au parc. C'était la fin de l'été et je prenais du plaisir à écouter la danse des dahlias, des glaïeuls, baignés par la lumière dorée du soleil, s'agitant à l'unisson au gré de la douce brise. Alors que je passais aux côtés d'un banc isolé, j'entendis une voix se mélanger avec le vent. Elle était envoûtante et s'envolait dans une sombre mélodie. Intriguée, je m'approchai et je le vis, auprès des roses à déclamer sa prose. Il était vêtu de sa chemise blanche impeccable qui épousait parfaitement sa silhouette bien proportionnée. Pas un pli, pas une usure. Il était soigné jusqu'au bout des ongles et avait l'allure d'un jeune prodige. Je ne pus qu'admirer son calme olympien, sa prestance, son débit fluide. Je m'arrêtai et me laissai enivrer par sa voix grave et sonore scandant chacun de ses mots. Ils étaient simples, ils étaient doux, ils étaient beaux. Mes yeux s'écarquillèrent à mesure que je reconnaissais le texte.

« Il y a pourtant tout que j'ignore, et pourtant tout que j'aime. Je nais, je vis, je demeure, rayonnante, belle et insolente. Ne puis-je donc pas durer ? On dit que je ne le pourrais que l'espace d'un matin...

- Serait-ce Le Roman de la Rose ? demandai-je alors, l'interrompant dans sa rêverie.

Il se retourna vivement et plongea ses yeux dans les miens. Ils étaient ensorcelants, comme ceux du plus fier des félins, brûlants et fougueux. Je me sentais confuse de l'avoir interrompu dans son élan et je ne donnais pas une seconde avant que mes joues et mes oreilles ne commencent à s'empourprer. Le jeune homme se détourna, pensif. Il entreprit de démêler les mèches brunes qui encadraient son visage et contempla un instant le silence et le chant des arbres, souriant et les yeux mi-clos. Il finit alors par me répondre avec malice :

Le Temps de nos rêves - Nouvelles.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant