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Je naquis un soir d'automne, une année seulement après l'intégration de mon père au sein de l'Ordre. Ce jour-là, il devait être à des miles de la maison, occupé par une mission quelconque sur le continent grec. Ma mère était seule et l'angoisse de mettre au monde cet enfant sans aucun soutien lui étreignait le coeur depuis plus d'un mois.

            Ma naissance n'aurait donc été qu'un épisode extrêmement désagréable, si la cloche du port n'avait pas sonné, quelques jours plus tard, pour annoncer le retour des chevaliers. Encore affaiblie, ma mère s'était élancée dehors, son nouveau-né dans les bras, pour retrouver son époux et lui présenter son fils. La joie de mon père ne connut pas de limite. On avait longtemps cru ma mère stérile et à l'annonce de sa grossesse, de nombreuses prières avaient été adressées au Ciel pour que l'enfant soit un garçon. L'idée de mon père était de faire de moi son disciple, la continuité de sa propre vie de chevalier. Il rêvait d'un descendant courageux et intrépide, dont les exploits viendraient auréoler la famille de gloire et confirmer les siens propres.

            Je me souviens de nos longues discussions, le soir. Mon père me racontait ses aventures, en les sublimant, bien entendu, pour me donner l'envie de les vivre à mon tour. Il me parlait de l'Ordre, de ses bienfaits, des guerres qui faisaient rages dans le monde et des rois qui tenaient nos destinées entre leurs mains couvertes de bijoux. Tout cela prenait dans mon esprit la forme de contes de fées. Le monde extérieur apparaissait enchanté et peuplé de héros au courage incommensurable qui seuls étaient dignes d'honneurs. Je voulus très tôt leur ressembler mais je ne savais pas encore que la vie réelle était aussi chaotique que mes rêves étaient harmonieux.

            Mon premier chagrin m'étreignit le coeur à l'âge de six ans. Je compris à quel point l'existence pouvait être cruelle et n'eus plus, dès cet instant, aucune illusion concernant l'avenir. L'air matinal était frais et un grand tumulte s'élevait du port. Les habitants de l'île y étaient habitués. Chaque fois que l'Ordre partait en mission, c'était la même mascarade : des dizaines de chevaliers, dont l'armure brillait au soleil, faisaient leurs adieux à leurs familles et terminaient les préparatifs avant d'embarquer. De nombreux curieux se réunissaient pour assister, ensuite, au spectacle de ces élégants navires appareillant.

            Ma mère me tenait par la main de peur que, pris dans l'excitation ambiante, je ne m'élance et ne m'égare parmi la foule opaque. De fait, j'étais intenable. Je n'avais de cesse de chercher mon père mais ma petite taille ne me permettait guère d'embrasser la multitude du regard. Je levais sans arrêt la tête vers ma mère qui répondait patiemment à mes questions d'enfant angoissé de ne plus voir autour de lui que des étrangers. Un bruit de ferraille s'approchant de moi me terrifia, d'autant plus lorsque l'énorme silhouette casquée apparut devant moi. Mon père dut retirer son heaume et s'abaisser à ma hauteur pour calmer la peur sourde qui s'était emparée de moi. Je le regardai pendant de longues minutes, les yeux écarquillés devant ce géant de fer à la longue cape pourpre.

            Je ne peux me souvenir de ses paroles mais je garde en mémoire l'impression que me fit son visage grave. Le père que je côtoyais tous les jours était d'un naturel rieur et bon vivant, tandis que celui qui se tenait devant moi, sa main sur mon épaule, me parut presque étranger. Il semblait entièrement investi par sa mission mais il n'y avait pas que cela. Je lisais sur son front une sorte d'inquiétude intuitive, voire prophétique, qui me fit frissonner. Je n'avais aucune idée de ce qu'on attendait de lui, ni des dangers de la vie en mer. Je n'avais que ma sensibilité avivée et ma jeunesse de l'époque pour interpréter ce qui se déroulait alors devant moi.

            Une fois mon père monté à bord du bateau, ma mère m'emmena au sommet d'une falaise qui, bientôt, allait devenir mon refuge de prédilection. Le soleil déclinait déjà et ses rayons, réfléchis par les vagues, faisaient miroiter la surface de l'eau d'une manière hypnotique. Je regardais avec envie l'horizon. Doucement, le navire hissa les voiles et le vent s'y engouffra, entrainant le bateau et, avec lui, mon père, vers d'autres latitudes. Les larmes brouillèrent ma vision ; ma mère me ramena chez nous.

EmbrunsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant