Après deux semaines d'errance, je me résolus à retourner vers la côte et de me diriger vers le premier village de pêcheurs que m'indiquèrent quatre hommes à la barbe hirsute et au teint tanné par le soleil, qui cheminaient avec une lourde charrette en direction d'un marché local. Je rencontrai, dans ce village, des individus qui se révélèrent extrêmement aimables avec le voyageur aux apparences misérables que j'étais. Sans me l'expliquer véritablement, je me pris immédiatement d'affection pour ce lieu sans allure mais rempli, pourtant, d'une extrême douceur, malgré les difficultés de la vie des pêcheurs, soumis aux aléas et aux caprices d'une mer jamais prévisible.
Harassé par la longue marche, j'entrai dans la seule auberge, bien décidé à y prendre une chambre dont le confort me ferait oublier les sols caillouteux du voyage, tandis qu'un repas chaud ne pourrait qu'apaiser la faim qui me tenaillait l'estomac, depuis plusieurs jours. Je m'installai à une table légèrement isolée, parfaite pour observer la salle entière, sans que quiconque ne puisse réellement prêter attention à ma présence. Après quelques minutes d'attente, dans l'obscurité tamisée du recoin que je m'étais choisi, un plat de viande fumant apparut devant moi et je l'attaquai, avec fort peu d'élégance mais un appétit de lion. Les conversations, autour de moi, s'envolaient dans l'air lourd de la salle principale. L'auberge était à moitié vide mais la verve des occupants des quelques tables alentour suffisait à remplir la pièce d'un brouhaha continu. Peu attentif, probablement par l'attrait sans limite qu'exerçait la nourriture sur un corps affaibli, je ne pris pas la peine d'essayer de me mêler discrètement aux conversations en tendant l'oreille.
Cette indifférence globale changea soudainement, lorsqu'une voix éraillée prononça le nom de l'Ordre. Je pris soin de ne pas relever la tête, bien que les mouvements de ma mâchoire se firent plus lents, tandis que j'étais désormais à l'affut des moindres paroles qui sortiraient de la bouche de cet individu. La demie heure qui suivit, Andréas, fut l'une des plus douloureuses de mon existence. Tentant avec toute la volonté du monde de ne rien laisser transparaître sur mon visage aux traits déjà tirés par la fatigue, j'écoutai les deux hommes raconter les exactions commises par l'Ordre. Sous couvert d'une mission affichée comme étant celle de la protection des plus faibles, objectif commun à de nombreux ordres religieux, les deux hommes sous-entendirent que cette façade ne servait, en réalité, qu'à masquer de honteux pillages et une violence extrême envers tout qui croisait la route d'un de leurs navires. Je ne voulais pas y croire mais la fureur de celui qui racontait avoir échappé à un raid de l'Ordre n'aurait jamais pu être feinte. Son visage entier était tendu par la rage, tandis qu'il contait la perte de ses deux frères, alors qu'ils revenaient d'une expédition commerciale en Italie. L'Ordre, selon lui, avait emporté chaque marchandise et chaque pièce d'or, tuant sur son passage les occupants du petit bateau et ce, sans la moindre compassion. L'homme s'en était sorti in extremis en sautant à l'eau, exhortant ses frères à l'imiter mais en vain, ceux-ci n'ayant pas eu le temps de passer par-dessus bord avant de succomber aux coups répétés des chevaliers sans foi, ni loi.
Penchés l'un vers l'autre, comme pour maintenir confidentiel ce qu'ils déblatéraient pourtant à voix haute, leurs regards puaient la haine la plus intense. Assis à quelques mètres d'eux, leur hostilité me frappait en pleine poitrine et me coupait la respiration, tant elle faisait vibrer l'air. Je sentais leur haleine malsaine qui commençait à me provoquer la nausée. Ou bien était-ce simplement la colère qui me mettait le cœur au bord des lèvres et faisait battre le sang dans mes tempes, de plus en plus violemment ? Leurs paroles finirent par se perdre et se dissoudre, je ne voyais que leurs visages aux lèvres hargneuses et aux yeux éteints par l'alcool mais noirs d'une fureur que je partageais désormais. Le temps s'écoula dans une pesante lenteur, avant qu'ils ne se dirigent en titubant vers la sortie, entraînant derrière eux un sillon infect, mélange de bière et de crasse.
Je me levai avec calme pour les suivre dans les ruelles sombres au travers desquelles ils cheminaient péniblement et dans un silence entrecoupé par quelques grognements sourds d'ivrognes. J'hésitais à agir de manière couplée ou à les séparer. Quelques minutes plus tard, ma lame s'enfonça profondément dans l'estomac du premier et sous le regard incrédule du second qui, en quelques secondes, s'écroula à son tour sur le pavement humide et boueux. Tranquillement, je retournai à l'auberge, commandai une bouteille de vin et m'enfermai dans ma chambre exigüe pour plusieurs jours consécutifs, sans voir la lumière du jour.
La folie, Andréas, est sœur de la douleur. Aveuglé par la colère, je n'avais pas immédiatement conscience du mal provoqué par l'effondrement d'une réalité ayant finalement laissé entrevoir sa vraie nature. Ce jour-là, je m'endormis, enivré par la rage et le meurtre. Le lendemain, le couperet s'abattit sans la moindre magnanimité. Ni le vin médiocre mais abondant, ni les larmes et les tremblements nerveux, ni les prostituées à moitié saoules ne m'apportèrent le moindre soulagement. Les fondements les plus profonds de ce que j'étais n'avaient plus la moindre consistance, tant il me semblait que ma vie entière avait été construite sur le mensonge le plus odieux.
Les journées et les nuits se confondaient dans l'obscurité de la chambre dont les lourds rideaux empêchaient la lumière d'y pénétrer. Allongé nu, dans la torpeur, je cherchais désespérément un sommeil salvateur mais ne trouvais que de lourdes insomnies laissant mes yeux injectés de sang et mon corps entier agité par une sourde angoisse. La tension nerveuse ne faisait qu'augmenter avec la fatigue. Les mots des deux hommes s'entrechoquaient, dans mon esprit, tandis que l'image de mon père, figé dans l'aura glorieuse que je lui attribuais, flottait devant mes yeux. Je le voyais tuer avec le sourire bienveillant qu'il ne quittait jamais. Je le voyais violer avec les yeux tendres qu'il réservait à ma mère. Je le voyais s'attribuer les ressources des pauvres gens qu'il n'avait jamais cessé de défendre dans ses discours et dans les contes de fées qu'il me narrait, enfant. Etait-il seulement possible que sa douceur et sa grandeur d'âme n'aient été qu'un masque, durant toutes ces années ?
Et au milieu de ces pensées, Andréas, l'image odieuse de mon père qui dansait devant mes yeux me renvoya à l'horreur de ma propre vie. J'avais cru tuer pour me libérer mais je compris soudainement que le même sang vicié coulait dans mes veines. Je m'étais aveuglé. J'avais cru être son fils dans la vertu et les valeurs de l'Ordre mais je l'étais, en réalité, dans la noirceur d'une âme incapable de se contrôler. Le dégoût que j'éprouvais désormais envers lui rejaillit avec la plus grande violence sur ce que je croyais être. Je me sentis pris dans la toile d'un destin qui me tenait au cou et ne me laisserait jamais lui échapper. Je tentai de lutter, Andréas mais laisser le courant m'emporter me parut être la meilleure solution pour ne pas m'épuiser, en vain, à nager à contre-sens. Je n'avais plus aucune envie de sacrifier ma vie pour des idéaux sans consistance qui masquaient, en réalité, la froideur des meurtres de sang-froid et guidés par la vanité la plus pure.C'est cette rationalité dans la mort qui rendait l'Ordre si redouté dans les eaux où mouillait son pavillon. Je compris, Andréas, d'où venait l'extrême vacuité du port de Salonique, à notre arrivée. Nul ne pouvait prévoir si un navire de l'Ordre serait ou non composé de renégats, s'ils frapperaient à nouveau ou poursuivraient leur route avec indifférence. Les accueils chaleureux décrits par mon père n'avaient, en réalité, jamais existé. Il n'y avait, finalement, que de pauvres hères tapis derrière les murs de leurs demeures de papier, apeurés face aux géants des mers.
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Embruns
Adventure" Cette longue missive, tu croyais certainement la jeter à la mer comme un dernier appel à l'aide. J'ai toujours voulu être ce rocher sur lequel tes vagues impétueuses viendraient se fendre et se répandre. J'ai vainement cherché à arrimer tes peurs...