Battista me réveilla, doucement, avant que la caravelle ne soit caressée par les premières lumières du jour naissant. Penché au-dessus de moi, son souffle chaud vint effleurer ma joue, tandis qu'il me glissait quelques mots à l'oreille, avec une suavité déconcertante. Mon cœur s'étreignit, dans ma poitrine déjà entravée par la fébrilité et l'appréhension. Un poignard luisait, fermement arrimé dans le poing crispé du jeune marin. Il m'en tendit immédiatement un second et enroula sa main autour de la mienne, pour me signifier que tout renoncement était désormais impossible. Sans le moindre doute, Battista devait préparer sa vengeance depuis longtemps et je faisais désormais partie intégrante de son dessein.
Nous nous glissâmes comme des serpents, entre les hamacs qui grinçaient au vent, sans prêter attention aux quelques hommes qui, comme nous, vivaient sous l'emprise de Néoclès. Nous n'étions, ni l'un ni l'autre, des sanguinaires frappant à l'aveugle. Battista trancha la première gorge, d'un coup sec et rapide, avant de relâcher les cheveux du marin qu'il avait entortillés entre ses doigts blancs. La précision de ses gestes me laissa deviner qu'il n'avait jamais été un enfant sage et craintif, contrairement à ce que la douceur de son regard semblait d'ordinaire clamer. Je le vis contempler, durant quelques furtives secondes, le résultat de son acte et il me sembla apercevoir le reflet d'un sentiment de délectation dans ses yeux brillants.
Nous avions peu de temps pour agir, bien que les tours de garde nocturnes requièrent moins d'hommes ; la majorité de l'équipage était donc encore profondément endormie. Je n'avais pas l'habileté de Battista mais je partageais avec lui la froide détermination qui mettait son corps entier en tension. Je ne pouvais m'empêcher de suivre son ombre, entre les hamacs, séduit par l'absence totale d'hésitation dont il faisait preuve. Je me sentais porté par son courage qui venait combler les failles encore béantes de mon ambition. J'avais encore tant de choses à apprendre ; la rage, notamment.
Malgré notre discrétion létale, l'alerte finit par être donnée par le second de Néoclès qui laissa échapper un cri, à moitié étouffé par le sang qui s'accumulait déjà dans son arrière-gorge. Étonnamment, ceux que nous avions épargné ne bougèrent pas. Quelques têtes se relevèrent, intriguées, pour observer le carnage mais aucun reproche ne sortit de la bouche pâteuse des matelots. Quant aux derniers lèche-bottes de l'oncle, émergeant du brouillard dans lequel le sommeil et l'alcool les avait plongé, ils eurent à peine le temps de sentir la froideur d'une lame pénétrant leurs chairs moites.
Battista se chargea de Néoclès. Il ne m'avait jamais conté quel stratagème le marchand avait employé avec lui, pour l'enchainer de la sorte mais la colère tempêtueuse avec laquelle il enfonça son poignard dans le ventre de l'oncle, encore plein des bâfres de la veille, ne me laissa aucun doute quant à la fureur qui l'habitait. Néoclès bascula par-dessus bord et son corps inerte fit éclater l'eau tout autour de lui, avant d'être avalé par l'onde. Battista cracha à l'endroit où Néoclès venait de disparaître, avant d'essuyer méticuleusement son poignard avec un vieux chiffon. Son visage se relâcha soudainement, retrouvant ses traits juvéniles et doux habituels, et son regard, luisant d'ivresse, se tourna enfin vers moi.
Je pris alors conscience des premiers rayons du soleil qui dessinaient sur la mer de mouvant reflets d'or. Soudain, une salve de cris joyeux et fiers retentit, faisant trembler l'air auroral. Le commandement de la vieille caravelle venait de passer entre nos mains, encore poisseuses du sang versé. Chacun des hommes que j'avais devant moi avait rêvé, au moins une fois, de renvoyer Néoclès aux Enfers. Battista et moi venions d'aller bien au-delà de ce simple fantasme inavoué et notre acte de bravoure nous propulsa au rang de seuls maîtres à bord.
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Embruns
Adventure" Cette longue missive, tu croyais certainement la jeter à la mer comme un dernier appel à l'aide. J'ai toujours voulu être ce rocher sur lequel tes vagues impétueuses viendraient se fendre et se répandre. J'ai vainement cherché à arrimer tes peurs...