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             Je sortis de ma léthargie, un matin, en titubant péniblement vers la côte où les frêles embarcations des pêcheurs commençaient déjà à prendre la mer, soulevées par les vagues comme des coquilles vides. L'air était d'une fraîcheur revigorante, légèrement mouillé. J'ai toujours préféré la mer les jours de brume épaisse qui rend l'horizon opaque et impénétrable. Les navires s'élancent, toutes voiles dehors, tels des oiseaux aux ailes déployées, et s'effacent progressivement à la vue, en secret. La brume charrie toujours le mystère et remplit le corps de sels et d'embruns. Le monde, au-delà, est sujet à tous les fantasmes, comme si la contrée au loin pouvait soudainement être différente de celle indiquée sur les cartes maritimes ; comme si le monde pouvait bouger, surprendre le voyageur qui s'engage à l'aveugle dans l'épaisseur d'un espace aux contours occultés. J'imaginais volontiers des dragons des mers, aux écailles luisantes, crachant de la fumée par les narines pour aveugler les marins trop hardis.

            L'océan, pour les continentaux, a toujours été source d'une crainte profonde et ambigüe. Nul ne sait jamais quel sera le destin de celui qui embarque pour un long voyage. La masse informe et imprévisible de l'océan se présente comme un obstacle redoutable qu'il faut franchir, ou s'y laisser mourir. Tu me connais, Andréas, je côtoyais sans cesse le risque, en espérant qu'il donnerait un sens inattendu à mon existence. Partir, sans savoir si l'on reverra un jour les rivages dont on s'éloigne, offre une palette de sensations contrastées. Je crains que ces choses-là ne soient à jamais inaccessibles à ceux qui gardent éternellement les pieds sur la terre ferme. Comment décrire, à celui qui ne l'a jamais connu, le plaisir de sentir se mêler l'inquiétude, l'excitation, la joie de tout quitter et la peur de tout perdre ?

            Quand un marin prend la mer, ses pensées se tournent vers le Ciel et il espère, de tout son humble cœur, que Dieu freine les flots et retienne les nuages annonciateurs de tempête. Je me fichais éperdument de savoir si Il interférait en notre faveur mais je restais, paradoxalement, attiré par ce sentiment de ferveur qui habitait mes compagnons. Si Sa protection était tant recherchée, c'est que la mer a toujours été le refuge de monstres hideux et de créatures diaboliques. Combien de fois guettai-je l'horizon en espérant apercevoir un indice prouvant la véracité de ces histoires incroyables racontées par les loups de mer aux visages creusés par le sel et le vent ? Je ne puis affirmer que j'y croyais mais je souhaitais secrètement que tout cela soit vrai, qu'une queue immense surgisse des abîmes pour percer la coque et emporter le bateau vers les sombres profondeurs d'une gueule béante bordée de dents acérées.

           *

            Ma présence quotidienne, à proximité des barques branlantes dans lesquelles les pêcheurs risquaient leur vie, ne passa pas inaperçue. J'étais jeune et éduqué, perché sur un rocher glissant et plongé dans l'immobilité, comme hypnotisé par le ressac. Plusieurs pêcheurs vinrent à ma rencontre, remplis d'une curiosité sans arrière-pensée que je trouvai admirable. Pour eux, je m'inventai une autre vie, celle d'un orphelin de naissance devenu matelot et ayant perdu son équipage, après un violent naufrage, aux larges des côtes grecques. Le drame de ce conte, pourtant d'une banalité pathétique, m'amusait beaucoup et les pêcheurs se prirent rapidement d'affection pour moi. L'être humain ne cesse jamais d'être fasciné par les histoires d'étrangers dont les malheurs leur font oublier leur propre destin laborieux. Certains me proposèrent de m'héberger, d'autres de m'engager comme aide.

            Moi, pêcheur ! L'idée était risible – et l'est toujours – mais leur hospitalité était sincère et le besoin de m'occuper l'esprit plus grand encore. Je portais un regard doux sur ces pêcheurs dont le triste quotidien n'était pourtant pas parvenu à les rendre amers. Ainsi, sans pour autant cacher mon nouveau projet de rejoindre l'Italie au plus tôt, j'acceptai les offres et passai de longues journées harassantes à rabattre des filets et remonter des paniers, à trier les poissons, après leur avoir fracassé la tête contre les parois des barques, et à partager de nombreuses flasques d'un répugnant alcool local que le froid de l'hiver approchant avait rendu nécessaire à la bonne marche de nos sorties matinales et nocturnes. La principale ressource du village était la pêche à l'anchois, que les marins appâtaient en illuminant la surface de l'eau au moyen de grosses bougies. Plongés dans une eau couleur encre, les petits poissons ne tardaient pas à se prendre dans nos filets, attirés par les lueurs qui dansaient dans la nuit noire et les ondes de choc presque imperceptibles que provoquait la cire chaude qui dégoulinait le long des bougies, avant de toucher la surface de l'eau. Tandis que les yeux des anchois brillaient, avides, dans l'obscurité, nos embarcations étaient souvent ballotées en tous sens par des vagues qui jouaient avec nos vies. Cependant, jamais un seul des villageois n'exprima la moindre crainte ; ces pêcheurs chevauchaient l'océan avec la même habileté et la même aisance que des dresseurs de chevaux tentant de soumettre un jeune étalon sauvage.

EmbrunsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant