Je fais de nouveau un bond dans le temps. Il est inutile de te parler des longues années durant lesquelles cette idée germa dans mon esprit. Chaque soir, lorsque je croisais son regard brûlant, ma détermination augmentait de manière effrayante. Si je n'avais pas été convaincu par la nécessité d'agir, je me serais volontiers cru fou et perdu. J'y pensais sans relâche, mettant au point le moindre détail, anticipant les moindres imprévus pouvant survenir à tout moment. Je me sentais étonnement fort ; je me sentais supérieur comme si l'acte que je préparais était nécessaire à la bonne marche du monde. A la bonne marche de mon monde. Je tombais progressivement dans des accès immodérés de mégalomanie. A mes yeux, la perfection n'attendait que d'être libérée de son emprisonnement psychologique, qui rendait ma vie infernale, pour enfin s'exprimer pleinement et développer son plus haut potentiel.
J'attendais, tel un prédateur tapi dans l'ombre, qu'une occasion se présente à moi. Je n'avais pas le droit à la moindre erreur, dans cette sombre histoire de matricide, ou j'aurais fini ma vie en cadavre à moitié putréfié se balançant à l'extrémité d'une potence. Aucune pitié pour les fils indignes, me répétait inlassablement mon père. L'histoire ne parlait jamais des mères ayant abandonné toute humanité. Ne crois pas, Andréas, que je n'éprouvais aucune tristesse à l'idée du crime qu'il me fallait commettre. Aussi monstrueuse fut-elle, cette femme restait ma mère et ce lien n'aurait jamais pu être brisé, quoi que je puisse intenter contre elle. Je gardais le souvenir amer de l'affection qu'elle n'avait cessé de me prodiguer, lorsque mon père était toujours en vie. Je la plaignais, cette pauvre chose qui n'était plus qu'un fantôme, depuis la disparition brutale d'un mari tant aimé. N'oublie jamais, Andréas, que la dépendance est une mort sans doute plus atroce encore que d'autres. On ne doit vivre que pour soi, mon ami. Offrir sa vie à d'autres revient à se laisser empoisonner volontairement. Cela, je l'ai appris à mes dépends, avec ma mère mais pas seulement. Ton poison, Andréas, fut le pire des venins, et la distance n'aura finalement jamais véritablement apaisé sa morsure.
Ce jour-là, le tonnerre faisait vibrer les murs de la maison ; je me mis à espérer que tout s'écroule et nous ensevelisse. Au loin, j'entendais les vagues se fracasser sur les rochers. Hormis le bruit assourdissant de la tempête, tout était calme dans la maison, car le temps y était comme suspendu, toute forme de vie mise en veilleuse. Une pluie torrentielle s'abattait contre les fenêtres et les éclairs venaient apporter un peu de lumière à l'obscurité si terrifiante qui vivait entre les murs. Dans l'âtre, un feu mourant luttait encore contre le vent qui s'engouffrait violemment dans la cheminée. Ma mère veillait à côté, dans son grand fauteuil, secouée par de légers tremblements et perdue dans ses irrationnelles pensées.
Dissimulé dans l'ombre, je serais contre mon cœur la fiole qu'une Locuste sénile m'avait cédée à prix d'or. Je sentis la mer se déchainer en moi, les vagues déferler, me soulever et emporter ce qu'il me restait de scrupules. Tout fut si rapide, Andréas... Un bruit sourd attira l'attention de ma pauvre mère et il ne me fallut que quelques secondes pour déverser dans son infusion le contenu de la fiole. Mon dessin accompli, je m'enfuis et m'enfermai dans la chambre, à bout de souffle mais étrangement habité par le sentiment du devoir accompli.
Cette nuit-là fut la plus longue de ma vie. Je n'osais aller contempler le résultat de ma démence et, seul, assis au sol, je me laissai prendre par la plus fulgurante des angoisses. Andréas, t'es-tu déjà senti tellement faillible que même tes rêves les plus fous semblaient avoir perdu toute consistance ? Couché dans ton lit, lorsque le sommeil ne vient pas à toi, as-tu déjà vu le spectre de la mort s'agiter au-dessus de ta tête, se riant de tes imperfections, de ton existence éphémère et vouée à l'échec ? Je ne parvenais plus à distinguer une once de raison dans les flots impétueux d'incohérences qui agitaient mon esprit. Partout autour de moi, je ne voyais que les stigmates d'une ambition dévorante qui finirait par tout détruire sur son passage, moi y compris. N'avais-je pas raison ?
Le lendemain, la tempête s'était calmée, de même que mes remords. Je savais que mon nom me permettrait de partir en mission pour l'Ordre sur simple demande de ma part. J'avais appris qu'un navire devait quitter le port trois jours plus tard et je saisis cette opportunité de fuir au plus vite mon horrible crime. J'estimais, en effet, à une semaine le temps nécessaire aux voisins avant de découvrir la vérité. Ainsi, après plusieurs entretiens, mon destin fut scellé et je rentrai le cœur léger. Ma mère était recroquevillée dans son fauteuil et une odeur exécrable exhalait de son corps. J'imaginais ses souffrances durant les quelques minutes qu'avait duré son agonie. Son visage restait défiguré par la douleur mais peu m'importait, j'allais enfin quitter cette île, laissant derrière moi les souvenirs emprunts d'amertume d'une époque que j'espérais désormais révolue. Les préparatifs du départ furent extrêmement rapides : je ne possédais rien qui aurait valu la peine d'être emmené.
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Embruns
Adventure" Cette longue missive, tu croyais certainement la jeter à la mer comme un dernier appel à l'aide. J'ai toujours voulu être ce rocher sur lequel tes vagues impétueuses viendraient se fendre et se répandre. J'ai vainement cherché à arrimer tes peurs...