Une demi-heure plus tard, je sors du métro bondé pour me diriger vers l'école.
Si les choses avaient été différentes, si mon monde ne s'était pas écroulé entre temps, j'aurais hâté le pas, impatient de retrouver tous mes collègues après plus de deux mois de séparation. C'est une des raisons pour lesquelles j'aime enseigner ici. C'est un petit établissement, et tout le monde s'entend bien, la plupart du temps. Il nous arrive même de nous voir en dehors du boulot, de parler d'autres choses que des cours, des programmes, des élèves un peu difficiles. Et si d'ordinaire c'est un aspect que j'apprécie particulièrement, aujourd'hui, c'est celui-là même que je redoute.
Je n'ai pas envie d'affronter les questions sans fin sur ces deux mois de vacances. Et surtout, je n'ai pas envie d'affronter les questions sur lui. Lui qui a les a conquis, tous sans exception, à coup de sourires charmeurs et de phrases admirablement bien tournées.
C'est les mains moites, l'estomac en vrac et le cœur au bord des lèvres que je pousse la porte principale pour traverser le large couloir menant à la salle des professeurs. Je peux entendre le brouhaha se répercuter sur les murs à travers l'entrebâillement, les conversations animées, les esclaffements et les rires.
Au fur et à mesure que je m'approche, mes pas se ralentissent, jusqu'à s'arrêter complètement.
Bon sang, cesse de flipper ! Plaque ce putain de sourire sur tes lèvres, redresse la tête, carre les épaules et montre-leur que tu vas bien.
Je ferme les yeux, me pince l'arête du nez, et prends une profonde inspiration.
Puis je pénètre dans la fosse aux lions.
J'ignore à quoi je m'attendais. Peut-être à ce que tout le monde me saute dessus pour me poser mille et une questions. Que le silence se ferait dès qu'ils se tourneraient comme un seul homme dans ma direction. Je pense que je flippais tellement que je m'étais imaginé tout un tas de films dans ma tête. Que rien qu'en m'apercevant, ils devineraient aussitôt par quoi je suis passé dernièrement. Qu'ils verraient les ombres sous mes yeux. La tristesse dans mon regard.
Il faut croire que j'ai eu tort.
Certes, dès que je pénètre dans la pièce, tout le monde m'accueille chaleureusement. J'échange des accolades, des baisers sur la joue, des poignées de mains viriles.
Mais pas une seule remarque sur ma tête de déterré et mes kilos en moins. Je pousse un soupir de soulagement et c'est avec un sourire un peu plus sincère et moins forcé que j'échange quelques mots avec toute l'assemblée.
Bien vite, nous arrêtons les bavardages pour nous remettre en mode boulot.
Première réunion de l'année. Distribution des plannings avec nos horaires de cours et les classes qui auront le plaisir de nous avoir comme enseignants.
Comme tous les ans, je me retrouve en charge d'une classe d'élèves de première année. Pour les deux autres, je retrouverai les anciens, de deuxième et troisième année.
C'est ce qui me plaît ici. Avoir la possibilité de découvrir des nouvelles têtes, d'apprendre à connaître de nouveaux étudiants, tout en pouvant suivre également les anciens.
Et je suis à chaque fois heureux de constater qu'ils sont souvent aussi contents de me retrouver que je le suis. Je m'entends bien avec mes élèves, j'arrive en général à développer une certaine complicité. Je sers parfois de confident. Certains me parlent librement de leurs problèmes familiaux ou scolaires, et je tente de mon mieux de les aider. Je crois que l'âge doit jouer pas mal. Je n'ai que quelques années de plus que mes étudiants, nous avons certaines références en commun, nous aimons les mêmes séries, connaissons les mêmes tubes musicaux.
Mais cette proximité a des avantages comme des inconvénients. Et parfois, le poids de leurs problèmes pèse lourd sur ma conscience et mon moral. Je me sens souvent impuissant. Je tente au mieux de les aider, mais je ne suis qu'un simple prof d'anglais.
- Alors, beau gosse, c'était comment ces vacances au soleil ? demande Noémie en se penchant vers moi, ne semblant pas passionnée par ce qui se raconte autour de la table.
Merde. Je savais pourtant que mon soulagement serait de courte durée.
Je me contente de hausser les épaules, évitant de tourner la tête pour la regarder.
Que pourrais-je lui dire ? La vérité ? Bon sang, plutôt crever. J'ai bien trop honte.
- Qu'est-ce qui se passe ? Il y a de l'eau dans le gaz avec Elias ?
Je serre les dents en entendant son nom. Merde, je ne peux pas. Je n'y arriverai pas. Impossible de rester de marbre, de faire bonne figure, alors que je suis à deux doigts de m'écrouler.
Elias. Ce prénom honni depuis deux mois. Ce prénom que j'ai hurlé. Craché. Avalé dans mes sanglots.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je dois m'en aller. Je ne peux pas me permettre de craquer maintenant. Pas devant eux, du moins.
Je me relève d'un bond. Le raclement de ma chaise sur le sol stoppe tout le monde en pleine conversation et me fait ricaner intérieurement en songeant que je ne m'étais pas fait tant de films, finalement.
J'observe l'assemblée qui me dévisage, les yeux ronds, un peu inquiets.
- Je... je suis désolé, je murmure, pour personne en particulier, avant de me précipiter hors de la pièce.
Je me rue à l'étage, monte les marches quatre à quatre avant de pousser la porte des toilettes avec tant de brutalité qu'elle rebondit sur le mur. J'avise la première cabine sur ma gauche et j'ai tout juste le temps de me glisser à genoux devant la cuvette des chiottes que je vomis douloureusement mon café et ma bile.
Merde. Merde. Merde.
Les larmes emplissant mes yeux, je m'écroule contre le sol et enfouis mon visage entre mes bras repliés.
Les images se bousculent dans ma tête. Des flash-back comme autant de coups infligés à mon corps.
Je serre ma mâchoire pour m'empêcher de crier, et ferme fort les paupières, priant de toutes mes forces pour chasser les images qui s'imposent à mon esprit.
En vain. Elles dansent, me narguent, me rient au nez. Et je ne peux rien faire d'autre que de me souvenir.
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Désirs Défendus (Sortie le 16 mai 2018)
RomansaJames, professeur d'anglais en école supérieure, est un homme droit dans ses bottes. Apprécié de ses élèves, il enseigne avec passion. Conscient de son physique avantageux, il n'en a jamais profité. Impartial, professionnel, il ne se laisse jamai...