Chapitre 2

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  Sept ans ont passés depuis ce jour. Sept ans à apprendre les règles de la haute société. Sept ans que je me réveille tous les jours dans un lit, que je prends un petit-déjeuner, que je mange à ma faim, que je peux posséder. Sept ans, pendant lesquels j'ai réussi à rejoindre le beau monde, pendant lesquels j'ai réussi à me faire une place. Comme quoi tout est possible, tant que l'espoir ne vient pas à manquer. Remonter l'échelle sociale, détruire les codes de notre société, prouver au monde que notre naissance ne définit pas notre condition. Bien sûr, tout cela, ce n'est que des mots. En vrai, j'ai juste savouré chaque journée de ma nouvelle existence, en priant pour qu'elle soit mienne à jamais. Je n'ai jamais eu une seule pensée pour mes camarades de rue, qui continuait à vivre, à trimer dans la misère, pensant peut-être que j'ai été enlevé par un proxénète, et que j'ai finie dans une de ces maisons closes. Si seulement il savait...
  À vrai dire, au début, ce fut vraiment mon quotidien. J'ai commencé comme simple serviteur, mais pour moi, c'était déjà le paradis. Je voyais le monde entre mes mains, j'étais persuadé que rien ne m'était impossible. J'ai gravi les échelons doucement, jusqu'à réussir à me faire adopter par mes employeurs, prenant pitié de mon incompétence, et, surtout, touché par mon incroyable charme enfantin. J'ai commencé à vivre parmi ceux que j'avais tant envié, et finir comme eux. Tous les matins, j'ordonnai que l'on me serve mon déjeuner, je distribuai des directives à tout va, insouciant, pliant mes serviteurs en deux la plupart des temps. Je prenait un malin plaisir à perturber les habitudes de la maisonnée, et à torturer ses pauvres domestiques, que j'allais apprendre à connaître au fil des années.
  Mais peu à peu, je commençais à développer une sorte de nostalgie. Oui, je sais que je n'avais peut-être pas encore l'âge d'être nostalgique, mais c'est comme si je ressentais un vide autour de moi. Un vide qui était apparu lorsque je suis entré ici. Cela contrastait vraiment trop de ma vie d'avant. Avant, je devais me battre pour exister, pour obtenir. Ici, les gens se battent pour que j'existe, pour que j'obtienne. Et même si ça m'a parut étrange au premier abord, je m'y suis habitué. Mais, je sens que cela ne me suffit pas. Enfin, pas vraiment. Comme si trouvais cela trop facile. On me mâche tout le travail, je n'ai plus rien à faire, je ne fais qu'attendre au quotidien, attendre que l'on fasse à ma place, et ça, ce n'est pas ce que je souhaitais. Toute l'excitation que je ressentais à chaque fois que je devais voler, fuir, combattre... s'était envolé. Je ne ressentais plus la rage de survivre, je ne ressentais qu'un vide, que l'on vient combler à coup d'illusions. J'ai l'impression de parler comme un homme écrasé par le poids de ces longues années de vie...
  Au bout de 4 ans, j'ai fait ma première tentative de fuite. Fuite, tout simplement parce que j'étais persuadé que l'on ne m'aurait jamais laisser partir de mon plein gré. Je me sentais enfermé à l'écart de la civilisation, comme si j'avais commis un crime. Et je me suis mis à développer une paranoïa aigue, me persuadant que toutes les personnes qui m'accompagnaient au quotidien étaient mes gardiens, et que tout cela n'était qu'une effroyable machination pour m'empêcher d'accomplir mon destin, destin dont je supposais à peine l'existence. La fuite se révéla vaine, m'étant vite rendue compte que ma prison se situait au coeur d'un immense parc. Et ce fut aussi à ce moment que je me rendis compte que je n'avais rejoins la ville depuis bien longtemps, j'ignorais même où je me trouvais. En fait, j'étais resté dans l'ignorance total depuis mon arrivée. Je ne savais rien de ce qui m'entourait, ce qui se révélait primordial si je cherchais à m'échapper. Peu à peu, j'appris à connaître mon environnement, ce qui md prit une bonne année, se ponctuant par ma dernière tentative de fuite, où j'avais demandé à ce que l'on m'ouvre la grille, fuite assez guidée. Et je n'étais pas sortie, je ne sais pourquoi. Autant dire qu'au bout de sept longues années, je n'était pas vraiment dans une bonne situation mentale, pas loin de craquer.

  Mais il y eut des sortes de réconfort malgré tout. Tout d'abord, j'appris à vivre. Je me suis mis à ressentir. Je n'était plus le fantôme vagabondant qui volait â tout bout de champ. J'appris à ressentir le bonheur, l'amour, la tristesse, la colère, mais surtout, l'ennui, qui eut une place très importante à ce moment-là. Je commençais aussi à me cultiver : j'ai appris à lire, à écrire, à penser par moi-même, autrement que dans l'optique de survivre. On va dire que j'ai réussi à allier la sauvagerie que j'ai acquis au fil de ma jeunesse, et la sagesse que j'ai acquis au fil de ma maturité. Et c'est quelque chose dont je suis assez fier, même si, à certain moment, l'un essaye de reprendre le dessus sur l'autre. C'est comme une lutte intérieure, à l'intérieur de moi-même, ce qui est assez dérangeant pour le mental. Avoir deux idéologies, deux facettes, qui ne cessent de lutter pour prendre le contrôle, c'est des plus ennuyants, et des plus étranges aussi. Pour vous donner un exemple concret, c'est comme si un loup et un lion désirait prendre la place d'un tigre. Sauf que le loup, c'est moi avant, le lion, c'est moi comme je devrais être maintenant, et le tigre... C'est peut-être un petit peu prétentieux quand même, mais bon, les lectures de La Fontaine ont l'air de m'avoir marqué.
  Il y eut aussi peut-être une sorte de réconfort dans cette nouvelle famille, enfin, même si c'est un peu exagéré. Je me sentais chez moi parmi les domestiques, qui, malgré toutes mes actions, me traitaient affectueusement, peut-être sous les ordres des maitres de la maison. Mais, si cela fut comme ça à la base, je vis bien que leur comportement changea vis à vis de moi au fur et à mesure de mon éternel passage dans leur maisonnée. À mon arrivée, l'on me lançait des regards dédaigneux, l'on le comparait à un chien, l'on ne m'accordait aucune trace de respect. Maintenant, une sorte de camaraderie s'est installé entre moi et les autres serviteurs de mon âge, et le maitre d'hôtel me regarde maintenant avec une sorte d'instinct paternel au fond des yeux. Seulement, il n'y avait qu'eux qui me manifestaient un peu de sympathie. Mes hôtes étaient rarement présent, et quand ils avaient la chance de passer, c'est pour me traiter comme un simple esclave, à leur service, considérant que je leurs dois la vie. Et, lorsqu'ils désirent inviter leurs confrères à venir, cela devient encore plus invivable. Ils m'exhibent, en ventant les mérites de "l'aide" qu'ils m'ont apporté pour pouvoir m'intégrer, pour pouvoir apprendre. En fait, ils s'attribuaient ma vie, mon existence. Ils clamaient à qui veut l'entendre que sans eux, je n'étais rien, que si ma route n'avait pas croisé la leur, je serai resté un moins que rien. Ils s'imaginaient vraiment que toute la période antérieure à notre rencontre était malheureuse et ne pouvait pas être qualifié de vie ? À chacun de leurs petits spectacles, je me retiens de déverser "ma folie hérité de mes années de vie sauvage", et de leur rappelé qu'ils m'ont légèrement enlever. Mais bon, laissons-les vivre leurs rêves, un jour ou l'autre, ils se rendront compte que sans moi, eux ne sont rien.
  Il y avait aussi une autre personne qui comptait beaucoup dans mon installation. Je sais que cela fait un peu classique, mais, j'ai moi-même contribué à recueillir un autre petit orphelin des rues et à l'intégrer auprès des domestiques. Oui, je m'y suis vu à mon âge, perdu, jaloux, voué à vivre dans l'ombre à tout jamais. Et je n'ai pu résister à la perspective de le garder avec moi. J'avoue que je me suis peut-être adoucit avec le temps... Seulement, j'avais une grave erreur. Parce que je pensais vraiment que Aaron vivait dans le désespoir, s'était forgé un caractère de dur, était empli d'une maturité inégalé, doublé d'un instinct de terreur. Sauf que sa petite bouille d'ange ne cachait rien du tout. S'était un pauvre petit garçon de 5 ans, sûrement trop jeune, qui vivait en faisant les yeux doux au marchands ambulants, méthode plutôt acceptable. Et il sembla voir en moi autre chose que ce que vis le jour où je fus enlever à ma très chère rue, c'est à dire un sauveur, un ange venu pour le délivrer de ses cauchemars récurrents, et, quelque chose qui s'étalait au-delà de ce que je me permettais d'imaginer en temps normal, un grand-frère. Il se collait à moi en permanence, me suivant plus fidèlement que ma propre ombre, s'émerveillait à chacun de mes gestes, et reproduisait toujours mes actes. Pour sûr que cela fut assez déstabilisant au début, mais l'amusement surmonta. Je me pris moi aussi d'affection pour mon ombre, chose assez peu commune en général. Et même si je ne me suis jamais vue comme un grand-frère pour quiconque, savoir que je suis l'exemple d'un petit garçon qui rêve de moi chaque nuit me remplit le coeur d'un immense bonheur qui me surprend à chaque instant.
 
  Et puis bien sûr, il y avait elle, avec un grand E, Elle. Celle qui est à l'origine de ma situation actuel, la petite fille à la peinture. Celle qui, en voyant le mignon garçon ce matin-la, il y a sept ans, décida qu'il devait lui appartenir, et l'enleva sans raison. Sauf que fillette n'est plus, enfin, d'apparence, la fleur est enfin sortit du sol, pour le plus grand bonheur des prétendants. Elle rayonne maintenant, sous le soleil flamboyant qui la fait briller dans le ciel. Et à ses pieds, des dizaines d'hommes qui seraient prêt à vendre leur mère pour sa main, et son statut. Car lorsque l'on n'hérite de la beauté et de la souveraineté de la Reine, c'est toujours plus facile de se marier. Et oui, Elizabeth possède la souveraineté. Ou du moins, fait parti des plus proches de cette souveraineté. Certains diront qu'elle est la Reine de la Beauté, moi je dirais que c'est juste une noble, peut-être mon semblant d'éducation qui me fait penser ça. Enfin, lorsqu'ils ressortent des têtes-à-têtes, les hommes changent vite de parole. La "magnifique femme" devient "la sale catin", comme l'on dit, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Peut-être n'ont-ils jamais essuyé un refus au cours de leur courte vie, en tout cas, ils ne sont pas non plus les plus déterminés de tous, l'on n'a rarement vu la même personne revenir plus d'une fois. Pendant un temps, la rumeur comme quoi elle se trouvait être attiré par les femmes agita la Cour, mais, je crois qu'une mystérieuse ange gardien étouffa cette affaire, car plus jamais l'on n'entendit quelqu'un porter préjudice à la petite nièce royal de son vivant. 
  Seulement, il fallait bien assurer les arrières, et il fallait bien arriver à lui destiner quelqu'un, elle ne pourra pas jouer à la femme émancipé toute sa vie. Et c'est à ce moment que je fis mon apparition. Enfin, j'été déjà là depuis plusieurs années lorsqu'on commença à lui mettre à la pression, mais on va dire que notre relation se résumait à "jouons ensemble" et "Elizabeth, ne t'approches pas de lui!". Autant dire que je l'ai vite oublié. On la croisait pas beaucoup dans le manoir, elle passait son temps au quatre coins de Londres, à vagabonder de boutiques en rues. Et le reste du temps, elle restait dans sa chambre à faire je ne sais quoi. Elle était à peine là au repas, la perspective de voir ses parents l'éloignaient d'avance. Car ses parents l'avaient quelque peu malmené ces dernières années, ils étaient la source des nombreuses lettres d'amours et demandes en mariages qui peupler les différentes poubelles du rez-de-chaussée. Et cela n'a pas plût selon les dires de la cuisinière, Mademoiselle aurait déclaré une guerre silencieuse aux Maitres. Et la tension se sent dans l'air, comme si un orage permanent déferlait sur mon monde à chaque fois que la famille se reconstituaient. La femme contre ses géniteurs, de quoi faire frémir les plus courageux d'entre tous. Imaginez le jour où l'humanité décide de se soulever face à Dieu, l'Apocalypse serait bien pâle par rapport à cette vision de terreur, c'est bien pour ça que l'on ne fait nulle part mention d'une guerre civile dans la Bible, à force de vouloir se préparer au futur, c'est nous qui déclenchons le futur...

JackOù les histoires vivent. Découvrez maintenant