Travail

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2:23 pm

Exactement comme après la vidéo et cette Saint Valentin gâchée, je m'en veux de ne pas avoir agi comme mon instinct me le dicte. Mais je serai partie dans trois heures et trente-sept minutes. Je ne peux lui déclarer ma flamme maintenant. Je ne peux pas lui briser le cœur de cette manière. Et ma décision est irrévocable.

En passant devant Blend je ne peux m'empêcher de m'arrêter pour y admirer la vitrine. J'ai toujours aimé ce café. J'ai même explosé de joie le jour où ils m'ont engagée. Son atmosphère apaisante et inspirante était exactement ce dont j'avais besoin après une longue journée de cours passée dans l'anxiété. Y devenir serveuse était le meilleur moyen pour moi d'y passer toutes mes après-midi – mon porte-monnaie n'aurait pas supporté l'achat d'un moccha tous les jours. Et ce malgré leur programme de fidélité « Dix boissons achetées, la onzième est offerte ! ».

Mon travail est devenu mon refuge, mon petit havre de paix où je pouvais me rendre toutes les après-midis pour m'y reposer. Mes collègues ne me comprenaient pas – comment je pouvais trouver reposant le fait de courir derrière le comptoir pendant des heures ? Je n'ai pas osé leur raconter mon harcèlement. Ici au moins j'étais appréciée, et je ne manquais pas de papoter avec les clients sympathiques. C'était ma bouffée d'oxygène. J'en avais besoin.

Malheureusement tout a basculé quand Criss et sa bande sont venues tester ce nouveau café. Elles ont accompli l'impensable : délaisser leur café chic pour un nouveau petit endroit sans réputation au cœur de la ville. Mon cœur s'arrêta de battre quand elles passèrent la porte. Je me dévouai alors pour préparer les boissons : si je leur tournais le dos, elle ne pourrait pas me reconnaître. Mes collègues ont trouvé ma réaction étrange. Je m'étais toujours défilée devant la tâche, à un point où on m'avait nommée professionnelle. J'avais toujours eu peur de faire une erreur : mettre trop de lait, trop chauffer la boisson, me tromper dans les commandes... la responsabilité était trop grande.

Hélas, mon subterfuge ne fonctionna pas longtemps. Je dus bientôt revenir devant les comptoirs et, bien sûr, elles m'aperçurent. Toutes pouffèrent, leurs regards délibérément braqués sur moi. Je fis mine de les ignorer...

« Qu'est-ce qu'elles ont à se moquer de toi comme ça ? » me demanda mon collègue masculin. J'haussais les épaules.

« Ca doit venir de ma coiffure » répondis-je dans l'instant, trop rapidement et d'une voix trop aigüe pour être crédible. Il souleva un sourcil – il n'avalait pas mon mensonge évident. Ma coiffure – une queue de cheval haute – ne sortait pas de l'ordinaire, et même un homme qui se fichait des tendances capillaires savait que mes cheveux ne pouvaient décemment être sujet de moqueries.

Je ne leur avais jamais parlé de mon harcèlement. J'avais trop peur de leur réaction et de leur jugement. Qu'ils se débarrassent de moi dès qu'ils auraient compris que je n'étais qu'une source de problèmes, et non de clients. Je n'aurais pu supporter qu'ils découvrent la vidéo, et me jugent comme celle que je ne suis pas.

C'est pourtant arrivé. À mesure que la bonne réputation du café atteignait de nouvelles oreilles au lycée, mes ennemis ont commencé à s'y rendre de plus en plus nombreux, de plus en plus souvent. Et, bien entendu, en bon habitués, ont commencé à faire ami-ami avec mes collègues. De préférence durant mes jours de repos. Je n'y allais plus en-dehors des cours. D'habituée je suis devenue simple employée. Et mon patron s'en est rendu compte.

Puis, bien entendu, est arrivé le jour où les lycéens ont montré la vidéo à mes collègues, qui l'ont partagée avec mon patron. Quand il m'a convoquée, j'ai su que c'était la fin de mon contrat.

« Je crois que tu comprends qu'un tel comportement est inacceptable, Kirstie » avança-t-il après m'avoir montré la vidéo. Comme si ces quatre minutes n'étaient pas assez difficiles à encaisser la première fois, il m'a fallu les vivre une seconde fois. Observer mon air hagard et mon rire d'heureuse parfaitement idiote, mes yeux rouges aux pupilles dilatées. J'en avais les larmes aux yeux quand elle s'est terminée.

24h Pour me SauverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant