La chaleur écrasante du mois d'août enveloppait la cœur de la ville endormie. A l'odeur du bitume chaude des routes désertées se mêlaient les éclats de rire paresseux des fêtards en vadrouille, quémandant un peu d'exaltation dans leur vie terne. L'éclat blafard des lampadaires donnait peu de relief au manteau de ténèbres qui enveloppait la ville. La vie semblait avoir du mal à percer en cette dure nuit d'été. Les vacanciers insouciants se mêlaient aux locaux, bien décidés à se réapproprier leur quartier une fois le soleil couché, regardant les intrus en chiens de faïence ou avec concupiscence selon l'humeur et ce qu'ils pouvaient leur apporter. Lui était bien au dessus de toute cette pantomime qu'il regardait du bleu glacial de ses yeux. Cette humanité de façade lui semblait encore plus vulgaire que celle qu'il jetait aux yeux des autres pour faire croire qu'il appartenait encore à leur espèce.Un rire plus aigu que les autres lui fit baisser la tête. Il lui parvint en même temps que l'odeur d'alcool qui effleura ses narines. Elle empestait, malgré le parfum bon marché. En contrebas, titubant dans la rue, une jeune blonde riait à en perdre l'haleine, s'accrochant désespérément au bras du jeune homme qui l'accompagnait. Bien qu'il soit éloigné, dissimulé dans la pénombre, il pouvait voir le regard empreint de dégoût de son compagnon. Il se concentra, et laisser son esprit partir à la rencontre de l'homme en contre-bas. Il pouvait déceler l'exaspération, le dégoût latent et le désir affamé. Il la voulait.. et l'alcool l'arrangeait bien. De son perchoir, caché par les ombres qui projetaient sur lui l'angle de la fenêtre où il était posté, il pouvait son œil lubrique, la main qui s'aventurait lendemain sur le dos pour se nicher au bas des reins. Il savait ce qui allait se produire, il pouvait déjà le visualiser. Un lit aux draps froids, empestant le tabac, une jeune femme désorientée et trop éméchée pour dire non, des vêtements qui glissent sur la peau, des gémissements étouffés, des grognements qui n'auront rien à envier à ceux des animaux.. La situation de la jeune femme n'avait rien d'enviable mais elle n'était pas réellement en danger. Parmi les intentions qu'il pouvait lire dans l'esprit de son chevalier servant, la soif de sang n'en faisait pas partie.
Ce qui le différenciait de lui en somme.
Il retourna son attention vers le bâtiment qui lui faisait face. De sa cachette, abritée par le rebord de la fenêtre qui le surplombait, il avait une vue parfaite sur le carré noir qui était dans sa ligne de mire. Il promena son regard dans la rue maintenant déserte laissant ses sens sur-développés s'assurer qu'il n'y aurait pas de témoins. Ils étaient dans un des quartiers les plus en abandonnés de la ville, que la classe moyenne avait abandonné au profit de ceux plus côtés, à l'ouest. La façade qui lui servait de cachette était le visage d'un bâtiment qui lui appartenait. Construit dans les années 30, il avait gardé un certain charme, presque désuet. Les sculptures qui parsemaient ça et là la façade donnait du relief et la pierre semblait avoir résisté aux affres du temps même si elle était élimée, presque lisse par endroit.
Ce n'est pas le cas de la bâtisse qui lui faisait face. Plus moderne mais sans charme réel, les rares habitants de l'immeuble dormaient déjà depuis longtemps, tout comme celui à qui il s'apprêtait à rendre une petite visite. La fenêtre était ouverte, et l'homme était seul, il n'y avait aucun autre signe de vie dans le petit appartement, jouxté au bureau qui lui appartenait également et dont on pouvait lire sur la porte : Martin Weill, détective privé. Après avoir promené son regard perçant une dernière fois sur la rue déserte, il sauta.
Il eut à peine le temps de sentir le vent brûlant sur sa peau qu'il avait atterri sur le rebord de la fenêtre qui l'intéressait tant. Souple comme un félin, il se faufilant à l'intérieur de la chambre, ses pas inaudibles sur la moquette épaisse. Les battements sourds du cœur de celui qui était étendu sur le lit résonnait divinement à ses oreilles. L'odeur alléchante du sang frais qui bouillonne dans les veines le frappa de plein fouet et il sentit la salive de faire plus présente dans sa bouche. Déjà ses canines s'allongeaient. A pas feutré il s'approcha lentement du lit dans lequel la figure endormie remuait doucement au gré de son sommeil. Il sentait l'esprit du brun remuer sous son épaisse chevelure, les émotions vives malgré le corps endormi. L'expression de son visage les trahissait, le froncement des sourcils, l'adorable moue au coin des lèvres. Yann le trouva encore plus beau endormi que lorsqu'il était éveillé, empli de l'énergie de la jeunesse et du désir de justice qui l'animait. Cela faisait de lui un excellent détective privé. Trop même, c'est pour cela qu'il était là. Une part de lui répugnait à faire ce qu'il était venu accomplir et il y a un mois, il aurait ri en se voyant hésiter devant le visage d'ange parsemé de grains de beauté étendu dans ce lit trop grand. Il y a des semaines, il n'aurait jamais imaginé non plus avoir envie de se glisser dans ce lit pour y faire bien autre chose que ce qui l'amenait ici.
Comme s'il entendu ses pensées, le jeune homme se retourna une énième fois et un soupir s'échappa de ses lèvres. Pas un soupir innocent mais plutôt de ceux que l'on fait pendant un moment plutôt agréable. Les yeux perçants de vampire virent le sang remonter sous la peau jusqu'aux joues les réchauffant lentement. Le détective remua un peu plus alors que son rêve s'intensifiait. Yann posa un genou sur le lit, se penchant vers celui qui l'occupait, ses lèvres s'entrouvrirent, dévoilant la pointe des dents. Il fixa la veine qui faisait palpiter la peau au creux du cou, la marque qu'il y avait déjà fait avait guéri il y a longtemps, lui laissant le champ libre à nouveau. Mordre à nouveau au même endroit alors que la morsure précédente était toujours visible était risqué, tous les vampires savaient cela et seuls ceux qui souhaitaient en voir les conséquences acceptait de le faire. Il n'était pas là pour ça.
Il avança davantage, ses narines se remplissant de l'odeur de l'homme qui était sous lui à présent. Son corps était brûlant sous le sien et pendant quelques secondes il oublia pourquoi il était là, ce qu'il était venu faire. Il observa les longs cils qui projetaient une ombre douce sur le haut des pommettes, la bouche charnue, les innombrables grains de beauté qui fleurissaient en désordre sur la peau mate. Il passait une main dans la chevelure brune épaisse quand un sentiment poignant par sa rareté le déstabilisa soudainement Le regret, la culpabilité. Il se hâta de les chasser et laissa sa soif de sang prendre le dessus, la main se fit plus dure parmi les cheveux sombres. Il posa son autre main près de l'oreiller du jeune homme, à droite de son oreille quand un déclin se fit entendre. Il avait déclenché quelque chose. Un sifflement lui parvint alors que l'objet en question fendait l'air en sa direction. Il roula sur le côté droit du lit, alors que l'impact retentissait contre le panneau en bois au dessus de sa tête. Il vit les minuscules échardes se projeter dans l'air, effleurant sa peau sans l'égratigner. S'il n'avait pas eu les réflexes inhérents à ceux de son espèce, il aurait probablement été gravement touché.
Il voulut s'avancer à nouveau vers l'homme endormi mais l'éclat froid de la lame l'arrêta net. La pointe était dirigée droit vers son cœur, posée sur la peau, froide et déterminée. A l'extrémité du manche du couteau, la main ne tremblait pas. Le reste du corps non plus. Martin était réveillé et au regard glaçant qui se plongeait dans le sien, trouver l'homme à le chevelure argent et aux yeux bleus glacés dans sa chambre sur le point de l'attaquer n'était pas une surprise. Évidement, qui d'autre aurait pu poser le piège. Son regard se posa sur l'arme qu'il avait évité de peu. Une flèche. Il entendit soudain le fantôme de la voix du jeune homme dans son oreille, lui expliquant qu'il avait été élevé à la campagne et qu'il avait appris à tirer avec un arc étant enfant. Visiblement il n'avait pas oublié. La pointe du couteau rentra dans sa chair et il émit un sifflement de douleur, son regard se reporta sur le détective qui le dévisageait calmement. Il avait échoué. Sa venue cette nuit avait été la seule solution après bien des manigances dont le détective s'était déjoué, innocent et entêté.
Martin était allé trop loin dans son enquête, c'était devenu trop dangereux pour lui et les autres. Il s'était fait ennemi de ceux qu'il fallait évider. Il n'avait pas eu le choix, il fallait qu'il vienne et empêche le jeune homme de continuer. Maintenant ils en étaient là, deux hommes dans un lit, le brun contre l'acier, couteau contre canines. Ça allait mal finir, c'est pour leur survie qu'ils allaient s'affronter. Pourtant derrière la dureté des orbes brunes, le plus vieux décela un éclair de colère, presque de tristesse. Il sonda les sentiments de l'autre et fut surpris par sa découverte : il se sentait trahi. Instinctivement il eut envie de se défendre mais la pointe de la lame l'en empêcha. A présent le sang coulait, goutte après goutte. La voix du détective claqua comme un fouet à ses oreilles alors qu'elle ne devait pas être plus sonore qu'un souffle.
« Je savais que c'était toi. Je savais que tu viendrais. »
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La ville aux mille ombres
FanfictionQuand Martin , détective privé, accepte d'aider son ami d'enfance à retrouver son frère disparu, il est loin de suspecter ce qu'il l'attend dans les méandres de la ville.