L'ombre

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Yann fit tourner le liquide pourpre dans son verre, indifférent au monde qui l'entourait. Assis dans la pénombre en face de la fenêtre encadrée de lourds rideaux ébènes, il fixait celle qui lui faisait face, elle aussi plongée dans le noir. De là où il se tenait, ses sens aiguisés lui permettait de déterminer la respiration lente et sourde de l'homme qui dormait. Il percevait les battements lents et réguliers de son cœur. Cela faisait une heure qu'il dormait profondément, non sans avoir jeter lui aussi un coup d'œil en direction de l'immeuble opposé. Yann ne s'était pas inquiété, contrairement à lui, les sens de l'autre ne lui permettaient pas de le discerner dans l'ombre. Mais le vampire avait senti que le détective se méfiait, avait compris dans les interrogations anodines et les regards insistants que le jeune homme avait flairé quelque chose d'étrange entrain de se jouer non loin de chez lui.

"Il a un bon instinct" avait-il dit à Marc quand celui-ci était remonté dans l'appartement après la finalisation du déménagement et après avoir constaté que le détective n'avait pas perdu une miette des activités nocturnes de sa rue. "Surveille le. Vérifie s'il ne sait rien. Non, en fait, je veux tout savoir." avait-il finit par exiger sans même y réfléchir.

Marc avait haussé un sourcil surpris mais n'avait rien dit. Yann savait qu'il ne voyait pas comme une menace, après tout, il n'avait fait que poser quelques questions aux voisins aux alentours et il n'avait pas fouillé dans leurs affaires, ni même tenté de les rencontrer. Pas encore, l'avait corrigé le vampire avec impatience. "Mais crois-moi, ça viendra. Je sais de quel bois sont fait ces hommes-là. Ceux qui ont un tel instinct deviennent rapidement des épines dont il faut se débarrasser."

"Alors on va s'en débarrasser, avant même qu'il ne se passe rien?"

"S'il le faut.." avait répondu l'aîné. "Mieux vaut prévenir que guérir. C'est la philosophie de Laurent, ne l'oublie pas. On aura pas le choix."

"Mais ça m'embêterait beaucoup." avait-il pensé silencieusement. Il s'était pris au jeu de leur méfiance mutuelle, dès qu'il avait senti le regard inquisiteur de l'autre homme dans sa direction le soir de son arrivée et les jours suivants même s'il ne l'avait jamais aperçu. Yann savait à quoi il ressemblait car il l'avait épié à de nombreuses reprises. Mais ce qui l'intriguait le plus était la détermination dans sa posture, sa colère enfouie qui semblait menacer de déborder à chaque seconde comme l'eau furieuse d'un fleuve longtemps endormie. 

"Nous pourrions l'inviter à dîner, apprendre à le connaître, s'en faire un allié?" avait proposé Marc un soir négligemment, lui que cette situation inquiétait tant et Yann avait balayé la suggestion avec agacement. Inviter le loup dans la bergerie était une idée des plus saugrenues surtout quand la bergerie abritait un animal encore plus dangereux. Alors il surveillait en silence.

Des pas résonnèrent dans l'escalier qui montait jusqu'à lui. Marc était revenu de son enquête nocturne. Yann entendait le bruissement du papier qui accompagnait chacun des pas. Il ressentit une bouffée d'affection particulière pour son familier alors que ce dernier entrait dans la pièce, un épais dossier à la main.

"J'ai enfin réuni toutes les infos que tu m'as demandé." Il fit glisser les documents vers son patron qui s'intéressa d'abord aux photos, récentes puis plus anciennes, vestiges d'une vie passée. Il sentit plus qu'il ne vit la moue narquoise de son familier.
- Je t'écoute Marc." le lança-t-il avant que ce dernier ne trouve le courage de lui lancer une pique sur sa fascination soudaine pour le détective qui occupait l'immeuble en face du leur.

- Il a 30 ans, pas marié, pas d'enfants. Une relation épisodique avec un certain Félix Séger, barman au Sheridan, pub où il a ses habitudes." Yann ne put retenir un claquement de langue agacé devant une photo du barman en question. Il était séduisant, des yeux candides et une bouche sensuelle. Ses doigts se refermèrent un peu trop sur le verre à vin qu'il tenait encore et le craquèlement d'une fissure se fit ressentir. Marc s'abstint de tout commentaire avant de continuer.

La ville aux mille ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant