I. 3 JUILLET.

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— Qu'est-ce que tu fous avec tes roues dégueulasses sur mon ponton, mec ?

Qu'est-ce que tu fous avec un joint dégueulasse à la Colonie, mec ?

— J'emmerde la Colonie, et je t'emmerde aussi.

Quel dingue.

— Quel chieur.

Hé, mais qu'est-ce que tu fabriques ?

— Ça me paraît évident, je vais dans l'eau. J'ai pas envie de ta compagnie, ni de tes roues sales.

Récurer mon fauteuil roulant n'est pas mon activité préférée, certes.

— Tu devrais songer à prendre exemple sur moi, dans ce cas.

Ah !

— ...

...

— ... T'es vexé ?

Absolument pas. Simplement, je ne te connais que depuis cinq minutes et je me sens parfaitement capable d'affirmer que tu n'es pas un bon exemple à suivre.

— T'es chiant.

Et toi, t'es un dégonflé. Alors comme ça, monsieur ne va plus dans l'eau ?

— C'est jamais très réjouissant de se contorsionner hors de ce stupide fauteuil en grimaçant, mais alors avec tes yeux braqués sur moi, non merci.

Je suis paraplégique aussi, je sais ce que ça fait. T'as peur ?

— Quoi ? Je viens de te dire que...

C'est ça, c'est ça.

Très bien.

Qu'est-ce que tu bois ? De l'arsenic ?

— T'es un rigolo, toi, hein ? C'est de l'alcool. T'en veux ?

Je ne bois jamais.

— Je suis tombé sur le gars le plus chiant du monde dans l'endroit le plus craignos de la planète. Bon, j'y vais, Abstème le couard. Recule un peu.

« Abstème », sérieusement, tu veux jouer à ça ?

— Je suis trop concentré à plonger pour t'écouter.

Plonger ? Tu vas faire l'asticot sur un ponton humide et tomber dans l'eau, j'appelle pas ça un plongeon, moi, « Orviétan ».

— Je suis sourd à l'appel des rageux.

C'est dangereux sans accompagnateur.

— Je vais à la Colonie chaque année depuis mes neuf ans, je sais ce que je fais. Tu veux pas venir ? Un puissant tronc est coincé à quelques mètres du ponton, t'as juste à plonger, te propulser sur une courte distance et le saisir.

Non, merci.

— Quel rabat joie. Regarde. Sans les jambes !

Orviétan, mais t'es complètement malade ! Orviétan ? Orviétan !

— Il est trois heures du matin, crétin ! Tu veux rameuter tout le monde ou quoi ?

Je ne te voyais pas, j'ai flippé comme un dingue.

— Pourquoi ?

Parce-que si t'étais mort comme le dernier des débiles, ça m'aurait vachement compliqué l'existence, demain matin.

— « Abstème m'a tué ! »

N'importe quoi. J'en fais quoi, de ton fauteuil ?

— Tu me poses sincèrement la question ? Il ne va pas s'envoler, et je ne compte pas m'éloigner de ce tronc. Viens, l'eau est vachement agréable !

Je ne suis pas très rassuré.

— Tu veux être accompagné toute ta vie, honnêtement ? T'as besoin de personne ici, simplement d'un peu de volonté. Tu vas voir, c'est jouissif : l'endroit est désert, on ne va poser sur nous aucun regards empathiques, colériques, intrigués ou honteux, les gamins vont pas nous faire chier avec leurs questions et ta mère sera pas derrière toi à se ronger les ongles d'anxiété. C'est cool, je te dis.

Mais, la Colonie...

— Au diable, la Colonie ! Je suis paraplégique, tu es paraplégique, et alors ? Ça ne fait pas de nous des gens moins futés que les autres. T'en as pas marre de devoir attendre qu'un accompagnateur daigne te donner un coup de main pour te baigner ? Ils sont peut-être formés, mais ils sont nerveux : toujours à appréhender les mauvais gestes, les mauvaises paroles, les mauvaises blagues. J'ai l'impression qu'avec nous, ils marchent constamment sur des œufs, qu'ils n'osent pas dévoiler leur personnalité telle qu'elle est par peur d'une mauvaise interprétation de notre part. Je sais qu'ils ne pensent pas à mal, mais ça m'emmerde. J'ai l'impression d'être entouré de gens faux, alors s'il te plaît, Abstème : sois ma réalité, juste un moment.

Abstème et OrviétanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant